B. Hilaref

 
 
 
 
 
04 SEPTEMBRE 1983
L'ENGAGEMENT.
 
Aux origines d'une vocation.
 
« Le train va partir ; attention au départ ». La voix off se tut ; un grincement de tôle se fit entendre. Les wagons commencèrent à défiler devant mes yeux : au début lentement et longuement ; puis, rapidement et maigrissant pour disparaître en un appel d’air libérant l’horizon. Ils apparaissent alors à quelques mètres, de l’autre côté de la voie ; ils étaient magnifiques dans leur tenue de sortie d’été.
En ce dimanche 04 septembre 1983, comme des dizaines de jeunes gens venus de toute la France, à peine sortis de l’enfance et pas encore adultes, ayant répondu à cet appel étrange tricolore, je restais immobile, les yeux écarquillés, admiratifs et apeurés. J’avais pris soin d’écourter ma chevelure pour leur ressembler dès l’arrivée. Qu’attendions-nous pour nous rapprocher de nos grands frères d’armes ? Peut être étions-nous déjà aux ordres ?
Je me rappelais pourquoi j’étais en gare d'Issoire, les raisons de ma candidature au concours d’entrée à l’Ecole Nationale Technique des Sous-Officiers d’Active de l’Armée de Terre. Durant un an et demi, je m’étais préparé corps et âme à cet événement qui devait bouleverser et orienter ma vie d’homme en devenir. Quant on a 15 ans, 18 mois d’attente paraissent une éternité surtout lorsqu’il n’est pas assuré d’atteindre son objectif. L’admission à cette école militaire était conditionnée par un concours de recrutement national et une visite médicale préalable d’aptitude au métier de soldat.
Tout a commencé à Satoy-Plaine, limitrophe à Lyon. Satoy-Plaine avait cette particularité d’avoir en son sein le 188ème RI qui se trouvait à quelques centaines de mètres de la petite cité prolétaire où résidait ma famille.
Aussi loin que je m’en souvienne, on voyait régulièrement des colonnes de fantassins passer à notre proximité et, parmi d’autres enfants, j’allais à leur rencontre et tentais désespérément de suivre ou de rattraper le dernier de la colonne :
- monsieur, monsieur, vous partez à la guerre ? Vous m’emmenez avec vous ?
- on ne peut pas t’emmener, tu es trop petit et, puis, c’est dangereux de faire la guerre…
- mais ce n’est pas la vraie guerre que vous faites ! C’est la guéguerre, la guerre pour de faux !
- allez, petit, va jouer avec tes copains…
Leur pas de marche était trop soutenu pour mes jambes de bambin. Je les regardais s’éloigner sans jamais avoir pu les suivre plus d’une centaine de mètres.
Avec mon ami d’enfance, Serge, nous allions souvent nous promener le long de l’enceinte de la caserne où, à certains endroits, l’intérieur s’offrait à la vue à travers des murs grillagés. Mon plaisir était de les voir, les kakis, et leurs véhicules blindés si possible. Serge n’était pas très attaché à arpenter les abords de la caserne. Au plus, il me suivait par amitié.
Avec d’autres enfants de la cité, nous allions traîner devant les deux postes de sécurité du régiment jusqu’à ce que les sentinelles nous interpellent :
- hé, les gamins, approchez … Vous pouvez aller m’acheter des cigarettes, des Marlboro si possible !…Vous avez des frangines ? Elles ont quel âge ? Vous pouvez leur dire de venir ?…
Et, bien sûr, la plupart du temps, nous gardions l’argent des clopes pour nous acheter des bonbons. Cela dit, je n’ai jamais été celui qui prenait l’argent du biffin et les bonbons avaient un goût bien amer étant donné le moyen utilisé pour se les procurer. Par contre, j’ai eu toutes les frangines possibles et imaginables : si l’appelé la voulait grande et blonde, elle était grande et blonde avec en prime de gros seins… C’était à la demande mais aucun d’entre eux n’en a vu la couleur, ni la beauté ou l’absence de grâce car je n’ai jamais eu de sœur mais cinq frères !
A la faveur d’une opération « portes ouvertes », j’ai pu réaliser ce désir d’entrer dans ladite caserne, voir de près ces uniformisés et un hélicoptère atterrir sur la place d’armes. Tout le monde présent avait alors détourné le regard pour se protéger des rafales de vent créés par les pales de l’engin volant. Mais, pas moi, ne voulant pas rater une miette de la scène. Il m’en coûtât plusieurs jours de souffrance causée par un grain de caillou qui s’est planté dans le blanc de mon œil gauche.

A 12 ans, je fus arraché à ma cité, à ma ville. Mon père avait été promu à une nouvelle carrière dans le civil avec un avancement inespéré pour un ouvrier. En contrepartie, il devait accepter un poste en Champagne / Ardennes. Si pour mes parents ce fut une occasion unique d’élévation sociale, pour moi ce fut un coup de massue. Nous quittions Lyon, Satoy-Plaine, pour Belmont-Le-Camp, 2000 habitants, la campagne. Plus de copains, plus de caserne, plus rien.
Mes résultats scolaires s’en ressentirent. De bon élève, je glissais lentement dans la catégorie des cancres. Mon passage en 3ème de collège avait été laborieux. Pourtant, cette année-là m’ouvrit un nouvel horizon. Quelques mois après la rentrée scolaire de septembre 1981, un nouvel élève fit son entrée dans la classe. Dimitri TRICOT était le fils du nouveau commandant de la brigade territoriale de gendarmerie de Belmont-Le-Camp. Dimitri, l’école civile, il n’en avait rien à faire. Sa seule espérance était d’entrer dans l’armée, dans une école militaire, à Issoire.
- quoi ? On peut entrer dans l’armée à 16 ans ? Il existe des écoles militaires pour les jeunes ?
- ben, oui, dans la Marine, l’Armée de l’air. Mais, moi, je veux entrer dans l’Armée de terre. A Issoire, il y a l’Ecole Nationale Technique des Sous-Officiers d’Active. Tu en ressors avec le grade de Sergent au bout de 3 ans. Tu es même payé pendant la scolarité…Il faut juste réussir le concours d’entrée.
Le souhait de Dimitri devint très vite aussi le mien. Une nouvelle et longue amitié venait de naître…
J’allais souvent le voir à la brigade. Nous avions un jeu favori : Stratégo, un jeu de stratégie militaire évidemment. J’ai rencontré son père, Arsène, Adjudant de gendarmerie, anciennement Sergent au 1er R.I.Ma de Fréjus.
J’ai donc été initié aux rudiments de la vie militaire. J’ai découvert les journaux de l’Armée : Armées d’aujourd’hui et, mon préféré, Terre Air Mer. De ce magazine, je me délectais des cours de close combat et des posters que j’accrochais au-dessus de mon lit. Je ne manquais dès lors aucun numéro à leur sortie en kiosque.
Arsène me prêta un livre du général Marcel Bigeard, Pour une parcelle de gloire, ouvrage que j’ai pris le temps de lire, de m’émerveiller de la vie exemplaire de soldat qu’il mena.
Il me donna également une cassette de marches militaires, principalement de troupes d’élite parachutiste, que j’écoutais en continu.
En juin 1982, Dimitri se présenta au concours d’entrée de l’E.N.T.S.O.A. Pour ma part, trop jeune d’un an, mon tour était prévu pour 1983. Tout était planifié d’avance avec Dimitri. Il me ferait une initiation complète de l’école en attendant mon arrivée l’année suivante. On allait former un duo de choc.
Malheureusement, Dimitri arriva en retard au centre d’examen à Troyes : un mauvais concours de circonstances, un embouteillage et il ne fut pas admis à passer les épreuves écrites. Ce n’était que partie remise pour Dimitri. Il entendait bien s’y prendre autrement pour entrer dans l’Armée, à l’occasion du service national :
- dans un an, je fais une prépa para puis je postule pour le 6ème RPIMa de Mont de Marsan.
En attendant, il partit en BEP électromécanique. Quant à moi, devenu cancre mais amorçant un relevé de notes en fin d’année scolaire, je fus admis à redoubler la classe de 3ème. Ma chance était permise, j’aurai pilepoil 16 ans et demi lors du concours d’entrée à l’E.N.T.S.O.A, option BEP, en 1983.
Je me suis mis à bosser comme un fou durant le redoublement. Mes notes remontèrent vite. Mes profs n’en revenaient pas. Le prof principal me demanda un jour :
- Boris, tu as de bons résultats. Bravo. Je t’avoue que nous ne doutions pas de tes capacités. Qu’est-ce qui a motivé ce changement ? Tu es décidé à gagner ta place au Lycée d’enseignement général ? Tu veux suivre des études ?
- non, je prépare le concours d’entrée à l’E.N.T.S.O.A d’Issoire, pour être Sergent dans l’armée de terre.
- tu veux faire une carrière dans l’Armée !?! Ah bon ! C’est pour cela que tu portes une veste de treillis et des godillots aux pieds ?
Oui. C’était pour ça. J’avais réussi à me procurer un haut de treillis et une paire de rangers courtes auprès d’un « pion » trop content de s’en débarrasser après avoir effectué ses devoirs militaires. Il avait été élevé au grade de Sergent mais sans conviction, juste pour les privilèges corollaires à la fonction. Il avait d’ailleurs essayé de me dissuader d’entrer dans l’Armée, vantant les études, le Lycée, la Fac. Au plus, m’avait-il conseillé d’aller jusqu’au Bac et tenter Saint-Cyr. Non, je ne pouvais pas attendre…
Outre le travail scolaire, je m’étais préparé aux épreuves du concours en travaillant les annales de l’E.N.T.S.O.A et je m’étais inscrit aux concours de l’Armement terrestre de Satory et de l’Aéronautique dont les épreuves écrites se déroulaient avant celles de l’école militaire. C’était une bonne façon de me préparer à un concours de dimension nationale. D’ailleurs, j’ai été admis aux oraux de celui de l’Armement terrestre, invitation que j’ai décliné. Seule l’E.N.T.S.O.A m’intéressait. C’était l’objectif, le seul objectif.
Ma préparation tant scolaire que mentale à la vie de soldat était arrivée à son paroxysme lorsque j’ai reçu le dossier d’inscription au concours. Si je n’ai pas lu cent fois les brochures de l’E.N.T.S.O.A, alors je ne les ai jamais ouvertes. J’étais fin prêt en juin 1983 pour les épreuves écrites.
Un détail me gênait : mes yeux. Je n’avais pas une bonne vue. Depuis l’enfance, j’étais soumis au port constant de lunettes. Dans la réalité, je ne les portais que pour lire, écrire et regarder la télévision. Le doute s’envola. Une visite médicale de préadmission au concours était organisée par l’Armée. Je l’ai effectuée en mars 1983 devant le Médecin-chef à Troyes. J’ai été déclaré « apte ». Plus rien ne s’opposait au destin que je m’étais fixé.
Dix-huit mois de préparation. Le premier résultat a été mon admission en seconde au Lycée d’enseignement général. A l’époque, c’était un vrai parcours du combattant, seuls les meilleurs obtenaient cette faveur. Mais, l’important n’était pas là.
Le second résultat, ma première parcelle de gloire, a été la découverte en juillet 1983 de la lettre du général de l’E.N.T.S.O.A par laquelle j’étais informé de mon admission à l’E.N.T.S.O.A, 21ème promotion, 1983-1986 :
 
Madame, Monsieur,
Votre fils vient d’être reçu au concours à l’Ecole Nationale Technique des Sous-Officiers d’Active (option BEP).
Je suis heureux de l’en féliciter et de l’accueillir bientôt à ISSOIRE.
Il entre ainsi dans l’Armée de terre et en trois ans va devenir un sous-officier possédant une haute qualification et une formation de base lui permettant d’espérer une belle carrière.
Il lui sera demandé de la ténacité, de la bonne volonté et de la discipline.
Ses cadres feront appel à son sens de l’effort et seront, si nécessaire, rigoureux, mais tous considèrent déjà votre fils comme un jeune frère d’armes que l’on doit épauler, encourager et à qui l’on fait confiance.
Vous trouverez ci-joint les renseignements nécessaires concernant la rentrée et les premiers mois de travail à l’école.
Veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.
Le Général.
 
Dimitri n’en était pas revenu. De son côté, il passait en 2ème année de BEP et s’apprêtait à effectuer la prépa militaire para :
- putain, tu as réussi le concours ! La vache ! De mon côté, j’vais faire la prépa para. C’est génial ! Qui sait ? On se retrouvera peut-être plus tard dans le même régiment ?
Je me voyais déjà en tenue de sortie pour la première perm de la Toussaint, me présentant fièrement devant mon père et allant saluer en soldat le père de Dimitri à la brigade. Il y aurait plein de photos à faire notamment avec Dimitri, lui aussi en militaire le temps venu.
Un militaire dans la famille était une nouveauté. Mon père n’a pas effectué le service national étant Ukrainien. Il est devenu Français au début des années 80, à plus de 40 ans. Francis, mon frère aîné s’était fait exempté et il était ravi. Xavier, le frère cadet allait bientôt devoir se présenter aux 3 jours. L'armée n’était pas son truc et il comptait bien se faire exempter à son tour mais cela risquait d’être difficile considérant sa vue, seul de la fratrie à ne pas porter de lunettes, et sa carrure de grand sportif. Par contre, il laissait tomber sur ses épaules une longue tignasse, tout un symbole de profond et convaincu antimilitariste. Et c’est avec des hauts de cœur qu’il apprit mon entrée prochaine à l’E.N.T.S.O.A. J’étais le 3ème frère HILAREF sur une fratrie de 6. Les 3 autres étaient alors bien trop petits pour se prononcer sur la question.
Ma mère n’était pas favorable à mon choix. Elle a tout essayé pour me dissuader. Quant à mon père, il respectait mon choix, ça ou autre chose tant qu’il y a un métier au bout, un salaire, tout dans la légalité, il ne s’opposerait à aucune orientation de ses fils. Pour moi, il s’était rapproché d’un de ses collègues, Colonel de réserve, avec lequel il travailla sur le Famas. Je ne dirais rien de plus sur cette question. C’est « Secret Défense ». Son collègue lui avait vanté la bonne réputation de l’E.N.T.S.O.A au sein de l’Armée. Alors, pourquoi pas ?
En attendant, la rentrée au quartier De Bange paraissait lointaine, très lointaine. Pour une fois, j’allais trouver les vacances d’été interminables, lisant, relisant les brochures de l’école, posant milles questions au père de Dimitri. J’avais vraiment hâte d’y être.
 

Aux ordres.

Nous étions déjà aux ordres. Nous ne bougions pas sur le quai. Deux voies de chemin de fer nous séparaient de nos aînés. Nous étions des dizaines ; eux, une poignée mais magnifiques. Tous en uniforme de sortie d’été : des appelés, des 2èmes années et un cadre reconnaissable à son couvre chef. Il donna l’ordre de marche :
- allez, messieurs ! Ne nous faîtes plus attendre…
Comme un seul homme, nous nous mirent en marche dans un mouvement d’entonnoir d’où des bousculades. Déjà aux ordres, certes, mais pas encore très ordonnés…
Des bus militaires nous attendaient à la sortie de la gare dans lesquels nous sommes montés après l’appel. Nous découvrions Issoire durant le trajet jusqu’à l’école. Nous profitions de la vue car la prochaine sortie n’était prévue qu’à la Toussaint. A une terrasse d’un café, des civils nous firent des bras et doigts d’honneur. Comme partout en France, ici aussi, les militaires ne sont pas aimés de tout le monde. Je pensais « il faudra faire attention, éviter de sortir seul de l’école ».
Enfin, l’arrivée avec le franchissement du périmètre du quartier De Bange. Une excitation soudaine envahit le bus. Les yeux écarquillés pour ne rien manquer, beaucoup s’étaient levés de leur siège sans attendre l’arrêt du bus pour admirer la place d’armes, les premiers bâtiments. A l’évidence, moi comme les autres nous l’avions attendu impatiemment cette rentrée, cette entrée dans la caserne-école.
Cette première journée était porte ouverte jusqu’à 17h00 pour les parents désireux de découvrir aussi le lieu de scolarité militaire pendant 3 ans des heureux élus. On peut dire ce que l’on veut de l’Armée mais on ne peut pas lui reprocher son sens de l’organisation. Tout était parfaitement planifié et maîtrisé sous une apparence de légèreté.
En l’absence des 3èmes années partis en manœuvre, les gradés, 2èmes années et appelés avaient revêtu leur uniforme de sortie d’été et maniaient un langage de politesse exemplaire. A toute question, il y avait réponse, orientation et accompagnement avec sourires et visages joviaux.
Le plan de route était simple mais carré : signature des contrats à la chaîne dans l’amphi de l’école avec seulement nom, prénom et signature à ajouter aux formulaires pré-remplis ; repas au mess avec l’incontournable steak-frites ; le fourrier pour le trousseau et l’installation dans les compagnies.
L’école grouillait de monde en ce magnifique dimanche ensoleillé. Ça allait et venait dans tous les sens donnant une allure de désordre, un désordre seulement apparent.
Les 2èmes années avaient un truc bien à eux pour nous souhaiter la bienvenue. Pour cela, ils s’adressaient aux 1ères années uniquement lorsque ces derniers n’étaient pas ou plus accompagnés de leurs parents. Regardant autour d’eux, faisant mine d’être sûrs de ne pas être vus et entendus des cadres, ils nous chuchotaient comme un avertissement ultime et grave :
- Ne signez pas ! Ne signez pas !
Cela donnait un soupçon de doute quant au spectacle doucereux observé dans l’école.
- Ne signez pas ! Ne signez pas !
A un 1ère année qui demanda aussi en chuchotant, il lui a été répondu :
- Pourquoi faut pas signer ? Qu’est-ce qui se passe ici,
- Chut, chut ! Il y a un gradé qui m’a vu ! Tais-toi, tu vas me faire repérer, j’vais avoir des ennuis…
A l’un d’eux qui me dit également de ne pas signer :
- Merci du conseil mais pour moi c’est trop tard. J’ai signé dès mon arrivée…
Un sourire et un clin d’œil me furent faits en guise de réponse.
17h00, fin des festivités. Les derniers parents quittèrent l’école. En quelques minutes, l’ordre fut rétabli dans l’école. Tous avaient rejoint les quartiers. Plus personne ne circulait dans l’enceinte de l'établissement.
Les nouveaux découvraient les chambrées, choisissant leur lit. Les baluchons donnés par le fourrier ont été ouverts dans la stupéfaction. A l’intérieur, des effets de corps et de literie, un nécessaire de toilette mais pas le précieux treillis tant attendu. A la place, une paire de baskets plates et un jogging bleu mais pas l’Adidas vu dans la brochure de l’école. L’ordre nous a été donné de revêtir le précieux pyjama bleu, de faire nos lits au carré et de ranger nos affaires dans nos armoires selon un plan préétabli. Tout devait être conforme et uniforme.
Un appelé du contingent ressemblant au Sergent Garcia dans Zorro, sans le grade ni le comique, guida dans leurs premiers pas les élèves de la 115ème section de la 11ème compagnie où je suis affecté: la compagnie des électroniciens.
Tous vêtus de bleu, bientôt nous allions savoir pourquoi les nouveaux sont-ils toujours appelés sous l’étiquette de « bleus ».
Un gradé entra dans la chambrée, se tenant à bonne distance. Comme « Garcia », vêtu de son uniforme de sortie d’été, moustachu et portant des lunettes. Il s’adressa en chuchotant à l’appelé puis ressortit non sans nous lancer un regard noir. Le ventru nous expliqua qu’il s’agissait du Lieutenant, chef de notre section. Lieutenant « Binoclard » venait de se présenter à nous par intermédiaire. Du reste, c’est ce qu’il fit jusqu’au lendemain soir, passant toujours par l’appelé.
Le repas du soir s’étant approché, nous avons été priés à nous rapprocher du mess. Dans les allées de l’école, les 2èmes années étaient eux aussi devenus méconnaissables. Ils avaient troqué leurs beaux uniformes pour une toute autre vêture kaki appelée « tenue Mao » : rangers courtes, pantalon et vareuse, casquette. Cette « tenue Mao » n’apparaissait pas non plus sur la propagande de l’école.
Au mess, le plateau repas compartiment était moins copieux et gustatif que celui du midi. Normal, pour un dîner, non ? Pas vraiment. En réalité, l’écoulement de la semaine allait pérenniser ce constat. Et plus le week-end approchait, plus il y aurait de compartiments vides et les menus allaient s'éloigner sensiblement du bon steak-frites : choux, salsifis, haricots verts, péteux de toutes les couleurs... Bref, tout se qui horrifie un ado digne de ce passage d'âge. J'étais comme les autres mais j'ai mangé tout ce qui m'a été servi car pas question de se trouver sans énergie et il valait mieux s'habituer dès l'aube au régime. Certains camarades se reportèrent sur les friandises sucrées vendues au foyer. Je m'y refusais notamment car cela avait un coût et je comptais bien économiser ma solde.
En fin de semaine, il eut même distribution de pain portant d’étranges ronds verts : oui, de la moisissure grande comme des pièces de 1 franc au beau milieu des tranches. Sûr qu’ils nous refilaient discrètement de la pénicilline.
Par contre, une constante au mess, encore qu’il fallait éviter d’être les derniers convives : les fontaines à Coca, Orangina et Fanta. Pour moi, c’était inimaginable ! Des boissons de luxe, bues seulement en rêve. On pouvait remplir nos verres de 25 cl à souhait. Cependant, à chacun de ne pas se prendre au jeu de ces boissons sucrées pétillantes  si on ne voulait pas se transformer en grosses barriques gazeuses… Pas vraiment un schéma digne du jeune militaire  tonique !
 

05 SEPTEMBRE 1983
LA 21ème PROMOTION.
 
Les tests psychotechniques.
 
Après une nuit assez courte, rythmée par les discussions tardives, et un réveil en musique, au clairon, un premier lit en bataille, de premières marches au pas maladroites et un copieux petit déjeuner, nous avons été conviés à nous rapprocher du bâtiment Enseignement non pas pour y apprendre quelque chose mais pour démontrer que nous savions déjà quelque chose. Comment ? En nous soumettant à trois heures de tests psychotechniques non stop.
Ces tests avaient pour objectif de décliner nos compétences. Cet exercice allait engendrer la formation définitive de la promotion, compagnie par compagnie, discipline par discipline.
Les engrenages. Vingt pages d’engrenages simples au début puis de plus en plus complexes jusqu’à en perdre la tête. A partir du premier engrenage tournant dans tel sens, indiquer dans quel sens le dernier tournera. Une chance sur deux en fin de compte mais un vrai casse tête pour celui qui joue le jeu.
Les clous, les rondelles, la pince à épiler. Dix minutes pour mettre dans le maximum de trous minuscules un clou fin et une toute petite rondelle pour couronner l’œuvre à l’aide de la pince à épiler, sans utiliser la main libre. L’exercice peut porter à rire si ce n’était pas aussi sérieux. En tous cas, je peux assurer que cela n’avait rien de facile.
Les vis, les trous, le tournevis. 20 minutes pour visser le maximum de petites vis avec un non moins petit tournevis plat dans le plus de trous possibles. Et les bleus vissaient, vissaient, vissaient…
D’autres tests ont été effectués dont je n’ai pas gardé souvenir. Trois heures, c’est long surtout lorsque le soleil tape à travers les vitres de la salle non climatisée, sans rideaux, sans eau pour se réhydrater.
Au début, j’ai effectué les tests avec un léger sourire qui n’a pas duré. Puis, avec un sérieux digne d’un passage d’épreuves de concours, je me suis attelé à la tâche. A l’E.N.T.S.O.A, rien n’était fait au hasard et il ne valait mieux pas manquer un rendez-vous.
L’épreuve terminée, l’heure du mess encore lointaine, nous avons été invités à aller nous détendre chez le coupe-tifs.
 
Le coupe-tifs.
 
La plupart d’entre nous avions fait les frais d’un coiffeur, un vrai, un diplômé, avant de se présenter à l’école. C’était la moindre des choses vu les circonstances. Quand on embrasse une carrière militaire, il est de bon ton de se coller au plus près de l’image d’un soldat. Le plus facile et le plus voyant, c’est la coupe de cheveux : bien courte, voire très courte pour les plus zélés au point que les tifs rendus à la taille de poils de barbe naissante se redressent donnant un léger aspect de porcs-épics fraîchement né.
L’affaire était donc déjà faite à l’arrivée pour l’écrasante majorité des bleus. Certes, quelques-uns avaient omis cette délicatesse pour nos aînés, nos grands-frères d’armes mais aucun hippie ne s’était distingué à l’horizon. Au plus, quelques retouches auraient suffi à quelques-uns.
Mais, ce n’était pas prévu dans le programme. Tous devaient se présenter chez le coupe-tifs en rang et au pas cadencé.
Loin de faire l’unanimité, cette obligation avait nourri bien des inquiétudes parmi nous. On a beau n’être que de jeunes gens, on avait tous entendu parler des coiffeurs militaires par les grands frères, les pères, les voisins qui eurent connu chacun en leur temps le service national. Les coupes réglementaires ratées et faites par les appelés du contingent n’avaient plus de secret pour personne.
Il eut bien quelques voix de protestation lorsque l’appelé du contingent, éminent « Sergent Garcia » nous invita manu militari à nous plia à l’usage. Mais, nous nous y sommes rendus en colonne rythmée et encore beaucoup de pas ratés.
Pour nous rassurer, il nous avait été dit que l’école avait de vrais coiffeurs, pas des appelés improvisés en coupe-tifs. C’est vrai, ça rassure…Juste un petit peu.
Ce fut mon tour. Je l’avais bien observé sous toutes les coutures. Il paraissait plus âgé qu’un appelé. Peut-être était-il réellement un vrai coiffeur mais militaire ?
- Dis, t’as pas grand chose en trop. Un coup de rasoir électrique et terminé !
« Pas grand chose en trop » ? Quatre jours auparavant, j’en étais sorti du salon de coiffure. Je lui avais dis au coiffeur civil, un vieux pas loin de la retraite :
- Il faut couper très court car j’entre dans une école militaire.
- Ah, bon ? J’ai fait l’armée moi aussi, il y a longtemps. Le service militaire…Tu es vraiment sûr que tu veux rentrer là-dedans ? Tu es jeune. Tu as la vie devant toi.
- Oui, non…C’est ce que je veux faire. Je veux être militaire de carrière !
- Va pour une coupe réglementaire alors ! J’étais coiffeur à l’armée justement. J’en ai rasé des têtes, rien qu’au rasoir. On n’utilisait pas les ciseaux, il fallait que ça aille vite et que ce soit bien fait. Impossible ! Mais, bon, je vais te la faire ta coupe militaire mais une belle et aux ciseaux.
J’en étais content de ma coupe, si bien que j’avais demandé à mes parents de m’emmener chez le photographe pour faire des photos d’identité. Ma première coupe de soldat, ça méritait d’être immortalisée.
« Pas grand chose en trop »…En deux ou trois mouvements de rasoir, l’affaire était faite. Toute la chevelure déjà bien écourtée en prit un coup. Je me sentais à peine plus léger mais beaucoup moins bien coiffé. Je m’en étais sorti pas trop mal. Ce ne fut pas le cas d’autres.
Devant le salon d’exécution des cheveux trop longs, ça pestait et ça rigolait tout autant.
- Regardes-moi ça ! Criait Bernard. Mes parents ont payé le coiffeur avant que j’arrive pour rien. Regardez, les mecs, la tronche qu’il m’a faite ! J’ai des trous plein la tête !
- Et moi, regardez ! L’autre nul, il m’a laissé une mèche !
- Et, moi, j’ai la boule à zéro !
Tous en rigolaient tellement. Cela avait été furtif pour un résultat douteux en termes de compétences professionnelles. Il était l’heure du déjeuner. Le dernier de la section sortit, catastrophé :
- Hé…hé… les mecs… il m’a coupé que la moitié de la tête !
Et c’était vrai.
- Il m’a dit de revenir cet après-midi pour l’autre côté !?! J'vais m'faire engueuler par le Lieutenant…Vous avez vu ma tronche ?
Les rires furent stoppés par l’ordre de rassemblement donné par le « Sergent Garcia » qui avait le sourire aux coins des lèvres. C’est vrai que c’était drôle. Mais, il l’a eu sa deuxième moitié de coupe en tout début d’après-midi, l’exemptant ainsi de quelques exercices de marche. Et il ne s’était pas fait engueuler par le Lieutenant qui n’a jamais rien vu du spectacle.
 
Visite de l'école.
 
La moindre des choses à faire pour les nouveaux venus était de leur faire découvrir en rangs serrés, section par section, les locaux de l’école et, par là même, les limites du périmètre militaire à ne pas franchir sans autorisation préalable.
Jusque là, nous avions vu l’E.N.T.S.O.A d’une manière globale et sans entrer dans le détail hormis pour l’essentiel du premier jour : l’amphi pour la signature des contrats d’engagement, le fourrier pour le premier paquetage, le mess, le foyer et les quartiers. Bref, la signature ouvrait droit à l’utile et le nécessaire : vêture, gîte et couverts.
Cependant, l’objet de notre présence en ce lieu dépassait les besoins premiers de l’homme. Aussi, il était temps d’en découvrir la vraie raison, les lieux d’exercice et d’apprentissage de notre futur métier de militaire, qui plus est de sous-officier.
Nous avions eu un aperçu du bâtiment d’enseignement théorique lors des tests. Rien d’exceptionnel, rien ne ressemble plus à une salle de cours qu’une autre salle de cours. La visite de l’école commença par là, sans doute pour nous remettre dans une situation déjà familière. Il n’y avait pas de raison de nous extasier là-dessus. Une succession de salles de cours… Une bibliothèque, comme dans le civil…
Puis, passage à l’aumônerie : une grande pièce pleines de BD, des banquettes, des coussins, une machine à café…Bien vu l’aumônier ! Tout ce qu’il faut pour attirer les mômes. Je n’étais pas catholique, ni croyant pour un sou. Mais, il y avait là l’opportunité de me régaler, le cas échéant, de bandes dessinées et de boissons gratos !
Enfin, le sacro-saint militaire : le complexe sportif avec son incontournable parcours du combattant et son moins palpitant centre de tir.
Mieux encore, après une virée dans les salles de cours techniques, la rencontre avec AMX 10 et son grand frère AMX 30, là, ici, à portée de mains. Après les avoir tant admiré sur du papier glacé, j’étais enfin présenté. Je n’irais pas à dire que ce fut le coup de foudre car ils étaient effrayants quand même. Mais, les voir en live rassasia cette soif de confrontation. Comme au temps de la cavalerie animale, il allait falloir les dompter ces monstres blindés ou plutôt maîtriser ses propres peurs pour évoluer dignement avec ces engins sans quoi la vie militaire allait vite devenir fadasse. Il me revint à l’esprit l’image du colonel De Gaulle en tankiste en 1940. Quel homme !
 
L’aumônier.
 
Après la visite de l’école, nous avons rejoint toute la promotion dans la salle de cinéma : une vraie salle de projection, avec une estrade conférant ainsi à ce lieu d’autres utilités comme du théâtre, des conférences ou des interventions publiques comme celle de l’aumônier de l’E.N.T.S.O.A.
Il s’est présenté en uniforme de sortie avec ses insignes spécifiques d’homme d’église catholique. Pas très grand, plutôt rondouillard, brun et binoclard.
Après quelques blagues ayant provoqué plusieurs hilarités de son public, il s’essaya longuement à nous persuader que l’aumônerie est ouverte à tous, croyants de tous bords et incroyants.
Ensuite, il s’est embarqué dans un très long discours qui ennuya tout aussi rapidement l’assemblée. Un brouhaha emplit peu à peu la salle si bien que, de loin, on ne voyait plus qu’un individu dont la bouche était animée mais sans qu’aucun son ne puisse sortir.
La comédie prit fin avec un appel général à se rendre immédiatement dans les chambrées pour faire nos paquetages avant de se rassembler en cohortes sur la place d’armes. L’heure des affectations avait enfin sonné.
 
Les affectations.
 
Tous réunis sur la place d’armes, baluchons au pied, compagnie par compagnie, section par section, nous attendions en position repos les officiers devant donner les résultats des tests psychotechniques sous la forme de l’organisation définitive de la 21ème promotion en termes d’affectation dans les spécialités.
L’ordre du garde-à-vous fut donné. Ils arrivèrent au milieu de la place. Le Capitaine Treillis pris le micro et s’adressa à l’assemblée :
- Repos ! Messieurs, conformément aux résultats des tests, chacun d’entre vous va être appelé à son affectation définitive. Certains seront affectés dans une filière qu’ils n’avaient pas choisi ou souhaité initialement et en seront peut être déçus. Soyez sûrs que les affectations sont le résultat de vos compétences décelées lors des tests. Aussi, vous êtes tous affectés dans la discipline qui vous convient le mieux, là où vos chances de réussite sont maximales…Sergent-chef LIVOURNE, veuillez procéder à l’appel !
- A vos ordres, mon Capitaine. Messieurs, à l’appel de vos noms et affectation, vous rompez les rangs et rejoignez votre compagnie et section d’affectation. Elève APTITUN, 12ème compagnie, 122ème section…. élève AUDUN, 13ème compagnie, 131ème section…
Mon souhait était de rester dans la 11ème compagnie pour rester dans la filière électronique. Je n’avais pas quitté le civil où une classe de seconde au lycée générale, si chèrement acquise, m’attendait pour un BEP de dernière classe. A mes yeux, l’électronique me garantissait une juste compensation à mon sacrifice scolaire. C’était quand même moins vil que l’électrotechnique ou, pire, la mécanique auto. « La mécanique auto ! Avant dernier du classement des perdants du système scolaire français, juste avant la mécanique générale ! », Repensais-je.
Cependant, je fus pris d’un affreux doute. Jusque-là, le Lieutenant « Binoclard » était resté discret, peu causant, distant. Il se tourna brusquement vers la section, se frottant les mains, le regard noir et au-dessus de ses lunettes :
- Bien ! Je m’adresse à tous ceux qui vont rester avec moi ! Je vous préviens de suite ! Il va falloir bosser et être toujours là où vous devez être ! Pas question de se taper une branlette sur vos pieux alors que la section doit être à l’appel et au garde-à-vous ! Je ne veux pas de fainéants et de branleurs dans ma section ! Je vous garantis que vous allez en chier !
Après un dernier regard bien pervers et le sourire aux lèvres, il se retourna vers ses pairs, chefs de cérémonie. Les camarades et moi de la section échangions des regards imprégnés de stupeur et d’inquiétude. Le Lieutenant venait de tenir des propos nous laissant quelque peu perplexes quant à la suite des évènements. Je lâchais à mon voisin de gauche :
- Le Lieutenant, c’est un malade !
Pour ma part, il n’était plus question d’électronique ou pas. Il fallait être appelé à un autre avenir loin de la 11ème et du Lieutenant « Binoclard de la Branlette ». D’ailleurs, ramassant leur baluchon, certains chanceux de la section forçaient le pas pour échapper au calvaire promis, non sans nous lancer un dernier clin d’œil mêlé à la fois de complicité et de regrets pour les malheureux élus en puissance. D’autres, les « gagnants » de la section, ne disaient mots et baissaient la tête, le visage fermé. Enfin, les nominés des autres compagnies arrivant tout sourire s’exclamant :
- Ouah, chouette ! L’électronique…
- Vous ne savez pas où vous mettez les pieds, leur lançait Rémi, « gagnant » lui aussi.
- Elève HILAREF, 13ème compagnie, 133ème section.
- C’est moi ! Désolé les gars, on m’appelle ailleurs ! Bonne chance à tous.
On venait de ma lancer une bouée de sauvetage et une enclume en même temps. C’était contradictoire et sans appel. « Adieu Lieutenant Binoclard ! Bonjour la mécanique et le cambouis ! »
La redistribution de la promotion achevée, chaque section gagna sa nouvelle chambrée dans sa nouvelle compagnie, du moins pour ceux qui avaient été réorientés. Réinstallation : armoire, lit au carré. Cette fois-ci, c’était définitif au moins pour un an. J’observais mes nouveaux camarades. Certains paraissaient ravis d’être en mécanique ; d’autres comme moi tiraient la tronche. Il y en avait un qui sortait des deux lots : Christophe. A ce que j’avais compris, il venait du Prytanée de la Flèche, prestigieux lycée militaire, lui aussi réorienté en mécanique mais à l’E.N.T.S.O.A. Cela devait être un coup dur mais il n'en paraissait pas affecté. C’était un solide gaillard : taille moyenne, trapu, le visage carré avec un regard bleu perçant, lui conférant une allure de lutteur.
J’ai pensé qu’il valait mieux bien s’entendre avec lui rapidement. En cas d’affrontement, il serait difficile à coucher au sol. Au demeurant, il n’était pas le genre à faire chier les autres ou à jouer les caïds. Il était plutôt le genre à aider les autres même si on voyait qu’il ne fallait pas lui chercher des poux dans la tête. D’ailleurs, il est vite devenu un élément ressource pour les autres, vu qu’il avait déjà de l’expérience.
L’appelé du contingent affecté à notre section, MANGIN, était radicalement différent du « Sergent Garcia ». Lui, il était habillé en treillis. De bonne taille, svelte, brun, regardant dans les yeux de ses interlocuteurs, ouvert à la discussion, d’emblée il s’est montré proche de nous. Il pestait cependant d’être à ce poste car comme il disait :
- Il me manquait un an d’école d’ingénieur pour être enseignant à l’E.N.T.S.O.A ou dans une autre école militaire. Au lieu de ça, j’encadre une section de mécanos pour les exercices militaires et l’aide aux devoirs…
Mais, il préférait cette place à celle de simple biffin dans un quelconque régiment d’infanterie.
Le chef de la section, l’Adjudant WESTMORE, lui aussi était foncièrement différent du Lieutenant « Binoclard de la Branlée ». En treillis également, il vint vers nous d’un pas sûr, en tenant un discours direct le soir même de notre installation.
- « garde à vous »! lança MANGIN.
- « repos. Je suis l’Adjudant WESTMORE, votre chef de section. Certains d’entre vous n’étaient pas en mécanique précédemment. Ils sont sûrement déçus de cette affectation. Peut-être y en t-il parmi vous qui pensent déjà à donner leur démission. A ceux-là, je leur dis de réfléchir avant de prendre toute décision et dans la précipitation. La mécanique n'est pas plus vile que l’électronique ou autre. Et, puis, je vous rappelle que vous êtes ici pour être de futurs soldats. L’armée a besoin d’excellents mécanos. L’école se fait garante de cela. Quant aux résultats des tests, je peux vous garantir qu’ils sont fiables : si vous avez été orientés en mécanique, c’est qu’il a été repéré les compétences pour devenir d’excellents mécaniciens alors que vous auriez fait de moyens, pire, de mauvais électroniciens par exemple. L’appelé MANGIN a été sélectionné pour vous aider à réussir vos études et vous dispenser les premiers rudiments de la vie militaire. Il est mon adjoint direct pour la section. Si vous avez des problèmes, quel qu’ils soient, vous vous adressez à lui. Pour toute question, c’est pareil. S’il y a besoin de mon intervention, il m’en fera part. Prochainement, je vous reverrai en groupe et recevrai chacun en entretien individuel pour faire connaissance. Encore une fois, j’étais sur la place d’armes et dans la compagnie lors des affectations et votre arrivée. J’ai vu de bien tristes mines parmi vous. Réfléchissez vraiment. Prenez le temps. Vous en avez… Appelé MANGIN »
- « garde à vous » !
L’Adjudant sortit de la chambrée. Le discours d’accueil avait au moins le mérite d’exister dans cette section mécanique. Il ne m’avait pas convaincu dans l’immédiat. Mais, il posait bien les choses : en entrant ici, on avait choisi l’armée, pas une discipline scolaire. Celle-là nous était imposée par nécessité et par le repérage de nos compétences. Et nous devions réussir, quitte à nous y obliger.
Je me posais plein de questions : « et merde ! Troquer une seconde au lycée contre le cambouis, quand même ! ». Le lycée d’enseignement général était difficile à décrocher à l’époque. Il fallait se battre, être parmi les meilleurs sinon le LEP inexorablement. Aujourd’hui, ce serait plutôt l’inverse.
Je me sentais dévalorisé. Je ne savais plus quoi faire. Tout cela m’avait épuisé. Il me fallait du repos. Le coucher est arrivé comme une bonne nouvelle. L’extinction des feux accompagna la fin provisoire de ma réflexion.
Heureusement qu’il n’y avait pas eu de distribution de formulaires de démission la veille car j’aurais peut-être signé. Et je n’aurais pas été le seul.
Le lendemain, nouveau jour, nouvelle vision de l’école et de la situation. Quand on dit que « la nuit porte conseil », il y a du vrai. Il n’était plus question de me barrer. Ma décision était prise : comme l’a dit le général DE MAC MAHON à Sébastopol, « j’y suis, j’y reste ! ». Je suis entré dans l’armée, à l’E.N.T.S.O.A. Il faut savoir accepter les règles, toutes les règles, et faire confiance sinon pourquoi avoir fait tant d’efforts. La mécanique, Je n’y connaissais que dalle mais, c’est comme tout, ça s’apprend. Pour moi, l’affaire était classée et je me disais au fond de moi, tout sourire « merci, mon Adjudant ! ». Une nouvelle journée commençait avec un beau soleil.


06 SEPTEMBRE 1983
LA 133ème SECTION.
 
Premier briefing.
 
Après de nouveaux exercices de marche au pas et autres, comme annoncé, la section s'est portée au dernier étage de la compagnie. Sur place, l'Adjudant WESTMORE nous attendait. Assis sur d'incommodes sièges, l'Adjudant commença à nous expliquer la fonction du lieu sous charpenté:
- « Messieurs, ici, vous êtes dans l'unique pièce de la compagnie disposant d'une télévision. Nous sommes sous les toits, plus prêt de Dieu donc! (quelques rires se font entendre accompagnés d'un léger sourire amusé du gradé). Outre la fonction de salle télé de la compagnie, nous nous retrouverons ici aussi pour des regroupements comme aujourd'hui pour parler de divers aspects de la vie militaire à l'école. Ah, j'oubliais de vous dire que tous vos effets civils, sacs et valises, sont entreposés ici derrière la porte que je vous indique. Ces mêmes effets civils que vous serez ravis, n'en doutez pas, personnellement aucun doute m'habite (rires de l'assistance), de retrouver et revêtir à la permission de la Toussaint! D'ailleurs je vous rappelle l'importance de donner régulièrement des nouvelles à vos familles que ce soit par courrier ou par téléphone, vous aurez remarqué les cabines téléphoniques jouxtant le bâtiment culturel (quelques rires discrets). Ne riez pas! C'est très important! La famille, c'est très important. Vous embrassez une carrière militaire qui n'est pas sans conséquence sur la vie de famille. Il est donc essentiel que vous renseignez régulièrement vos proches de votre devenir. Avec le temps, vous comprendrez.
Vous avez choisi l'Armée, l'Armée de terre plus précisément. Un militaire se doit d'avoir un comportement exemplaire que ce soit à l'école, dans une caserne ou dans le civil. Vous venez d'arriver. Il a été porté à ma connaissance certaines attitudes non conforme à un élève sous-officier, peut-être acceptables ou tolérées dans le civil mais pas dans l'Armée.
Exemple: beaucoup d'entre vous circulent entre les quartiers avec les mains dans les poches. Les poches, ça sert pour entreposer un mouchoir, des clés, un paquet de cigarettes... Bref, des objets, pas les mains! Pas de mains dans les poches! En plus, comme les poches de vos pantalons de jogging se situent plus bas que la longueur des bras, vous courbez vos dos. Piètre allure que vous donnez tels des bossus ou des petits vieux en fin de vie! Un militaire se doit d'avoir le dos droit, une allure élancée, un torse bombé. Et ça vous évitera d'avoir des douleurs dorsales à force de vous tordre... (Quelques rires) … Riez si vous voulez mais je ne veux plus voir de mains dans les poches et c'est un ordre!
D'autre part, même si, pour l'instant, vous êtes vêtus de jogging et la tête nue, vous n'êtes pas dispensés de saluer les personnes que vous croisez: cadres, appelés et autres. Le salut militaire n'est pas autorisé dans votre tenue actuelle. Bientôt, vous serez pourvu des tenues adéquates. Cela dit, dire « bonjour » n'est pas un luxe, c'est une obligation citoyenne, un signe de politesse, militaire ou pas. Je ne veux plus entendre dire que l'un ou plusieurs ont snobé les personnels de l'école et, même, les autres élèves. Et c'est bien évidemment un ordre!
D'une manière générale, je vous demande d'avoir une excellente tenue et un comportement irréprochable. Il s'agit de bon sens. Encore une fois, un militaire se doit d'être exemplaire. Rappelez-vous-en!
Maintenant, je vais me présenter plus longuement qu'hier soir: je suis l'Adjudant WESTMORE, votre chef de section. J'ai 35 ans et j'ai demandé à être muté à l'E.N.T.S.O.A. Mes débuts dans l'Armée sont très exactement les vôtres puisque j'ai débuté ma carrière ici même, à Issoire. C'est comme un retour aux sources pour moi. Ce que vous vivez et allez vivre ici, je l'ai vécu: vos joies, vos peines. C'est peut-être un avantage que j'ai sur les autres chefs de section. A l'E.N.T.S.O.A, vous connaîtrez des moments d'euphorie mais aussi des périodes difficiles durant lesquels la famille vous manquera. C'est pour cela que je renouvelle mon conseil de garder des contacts étroits avec elle. La boucle du ceinturon étant bouclée (rires de la section), je souhaite que chacun d'entre vous donne les raisons de son engagement....Commençons par vous (désignant l'élève le plus proche de lui).
- Ben...euh...en fait, j'ai passé le concours d'entrée à l'E.N.T.S.O.A pour... ben... pour entrer dans l'Armée... l'Armée de Terre, hein!?!... pour l'esprit de famille, pour le sport et pour le tir. Voilà!
- Suivant!
- Ben, moi aussi pour l'esprit de famille, le sport et le tir!
- Suivant!
- Pareil! Famille, esprit de famille... tir et le sport!
- Bon, ok. Je vous rappelle que la parole est libre, que chacun d'entre vous peut évoquer ses propres raisons de son engagement. Suivant!
- (avec un fort accent du sud) Moi, ce qui me plaît dans l'Armée, c'est le collectif, l'esprit de groupe, vous voyez ? Et, pis, on se dépense, il y a beaucoup d'activité physique. Et bien sûr il y a le tir, ça c'est une chose qui m'attire beaucoup!
- Suivant!
- Sport, tir et esprit de groupe!
- Suivant!
- Le tir en particulier! Le sport, bien sûr! Le sens du collectif aussi!
- Bon, à propos du tir, je vous informe que vous irez au stand de tir, au mieux, une fois par mois! Il vous faudra prendre une licence de tir dans le civil si vous souhaitez tirer souvent. En fait, dans l'Armée, on ne tire que très peu. Suivant!
- Moi, c'est le sport! J'ai toujours fait du sport. J'aime bien me dépenser. Pour le tir, on verra. Je n’ai jamais tiré mais ça m'attire. Et, puis, la camaraderie, ça c'est indispensable!
- Suivant!
- Le sport, le tir et la camaraderie.
- Suivant!
- Le tir, l'esprit de famille et le sport, mon Adjudant!
- Vous aimez tous le sport. Bien sûr, ici, vous en ferez à vous en couper le souffle. D'ailleurs, j'ai remarqué que la plupart d'entre vous fument. Le tabac n'est pas une option favorable à la pratique sportive, croyez-moi. Il vous faudra choisir... Suivant!
- Tir, sport et esprit de famille...
Le visage jovial de l'Adjudant disparaissait à mesure de la répétition des réponses données par mes camarades. Ses interventions ne semblaient n'avoir aucune incidence sur les mauvais perroquets que nous nous étions improvisés. Cela avait l'air de l'agacer, tout comme moi. Bien sûr que « le tir, le sport et l'esprit de famille » et ses variantes étaient d'excellentes raisons de notre présence à l'E.N.T.S.O.A mais elles n'étaient pas les seules. Nous le savions tous, vu les conversations passionnées entre nous que nous avions depuis notre arrivée.
Mais, curieusement, mes camarades s'étaient rangés derrière les premiers mots du premier interrogé. Par soucis de cohésion ? Heureusement que le premier n'ait pas dit « merde! » pensais-je...Je n'avais pas envie de répéter bêtement les mots maintenant consacrés. Je voulais parler de scolarité, de possibilité de carrière, de solde, des activités offertes par l'école, l'Etat, la Patrie,...
Mon tour arriva. Le regard de l'Adjudant maintenant fermé et froid tomba sur moi. Restant silencieux, des camarades se tournèrent vers moi rendant la situation encore plus pénible si bien que j'ai lâché en vrac comme les autres:
- Le sport, le tir, l'esprit de famille!
- Suivant!
Je m'étais perroquisé comme les autres et j'en étais déçu. La comédie dura jusqu'au dernier d'entre nous.
- Bien, je peux au moins constater que vous êtes tous d'accord sur trois points essentiels pour le métier de soldat: « sport, tir, cohésion de groupe ». Cet après-midi, je vous recevrai en entretien individuel pour faire plus ample connaissance. J'espère que vous serez plus bavards que ce matin.
Il se leva de sa chaise, prit une position droite, donna les ordres à MANGIN et prit congés.
 
Entretien individuel.
 
- Gauche… gauche… gauche… gauche… attention, halte ! Repos !
Avec leur variante un, deux, un deux, les exercices de marche succédaient aux corollaires garde-à-vous, rompez, en colonnes couvrez.
Olivier venait de rejoindre la section. L’appelé MANGIN demanda un autre volontaire.
- Moi ! J’y vais ! Je suis volontaire !
- Sors des rangs et va rejoindre l’Adjudant dans son bureau au premier étage de la compagnie. Olivier, tu entres dans le rang à la place de Boris… Attention… Garde à vous ! En avant, marche ! Un, deux…un, deux…
Pendant ce temps, je rejoignis la compagnie au pas de course. Il voulait nous recevoir en entretien individuel pour faire notre connaissance. Cinq camarades de ma section s’étaient déjà présentés pendant que les autres s’évertuaient à marcher au pas.
-Entrez !
Après avoir refermé la porte délicatement derrière moi, je me suis mis au garde à vous, hochant la tête vers le haut en guise de salut militaire, ayant la tête nue. Je me suis alors présenté :
- Elève sous officier d’active HILAREF
  Compagnie TERTION
  Section WESTMORE
  A vos ordres, mon Adjudant !
Nous n’avions pas encore appris à nous présenter selon la formule militaire. Pendant le quatrain, je le voyais poser son stylo, se mettre en arrière sur sa chaise pour mieux m’observer, les yeux grands ouverts.
A l’issue de ma récitation, silence. Il me regardait fixement. « Sûr, j’ai du me planter » me disais-je.
- Excusez-moi, mon Adjudant. Ce n’était pas bien ? Murmurais-je timidement.
- Pas du tout. C’était parfait. Vous êtes le premier à vous être présenté comme un militaire. Où avez-vous appris à le faire ? Vous avez de la famille dans l’Armée ?
- Ben…
- Attendez. Repos et asseyez-vous.
- Merci, mon Adjudant. Non, je n’ai pas de famille dans l’Armée. J’ai mon pote dans le civil qui est fils de l’Adjudant de la brigade de gendarmerie de Belmont-Le-Camp. J’ai demandé à son père, qui a été Sergent dans l’infanterie de marine avant d’être gendarme. C’est lui qui m’a dit comment se présenter en soldat.
- Quoi d’autre ?
- Ben…le garde à vous-repos, comment rattraper le pas quand on l’a perdu, comment ça se passe dans une caserne…Il m’a prêté un disque de musique militaire et le livre du général Bigeard, Pour une parcelle de gloire.
- Vous avez lu Bigeard…Qu’en avez-vous pensé ?
- C’était génial, Il a combattu partout, en France, en Indochine, en Algérie… Il a commencé 2ème classe sur la ligne Maginot et a terminé Général 4 étoiles. C’est un exemple à suivre. Il explique bien les choses, la guerre. C’est dur aussi.
- Bien, je vois que vous vous êtes préparé avant d’arriver à l’école. Comment vous sentez-vous ici, dans ma section, en mécanique ?
- Au départ, j’étais en électronique. J’ai été déçu quand j’ai été affecté en mécanique. Dans le civil, j’étais admis en 2nde générale au lycée. Alors j’ai pensé à partir mais j’ai fait comme vous avez dit : ne pas prendre de décision rapide et réfléchir. J’ai réfléchis et je veux rester. Je suis bien dans la section, les autres sont sympas. Mais je n’y connais rien en mécanique ! Mon père, lui, il s’y connait. Il répare ses voitures tout seul. Il démonte et remonte le moteur et ça marche !
- Vous apprendrez vous aussi. Vous verrez, à l’école, être en mécanique n’est pas une mauvaise place. En plus, traditionnellement, il y a toujours une bonne ambiance chez les mécanos.
La suite de l’entretien a été consacrée aux informations classiques : état civil, fratrie, profession du père et de la mère, etc. Au terme de l’entretien, j’étais ravi. L’Adjudant, il avait l’air sympa. Il m’a félicité pour ma présentation en avant-première et donnait l’impression d’être content de m’avoir dans sa section.
 
Le bateau.
 
Mardi soir, cinéma, un film allemand sur les Allemands durant la 2nde guerre mondiale, plus précisément un U-boat et son équipage: Le Bateau.
En tant que français et « terrien », je n'envisageais ce film que sous le versant du loisir luxueux puisque l'accès au cinéma était gratuit pour les élèves et ma famille n'avait pas les moyens de se payer l'entrée dans les salles obscures.
Mais, avant de découvrir un long métrage qui s'est révélé inoubliable, les  « 2èmes années » profitèrent de cet instant privilégié pour nous souhaiter la bienvenue.
Ils s'installèrent les premiers dans la salle laissant les places les moins prisées aux bleus. Dès que les lumières faiblissaient, avertissant ainsi du début de la séance, ils se mettaient à hurler: « vos gueules, les bleus! ».
La séance était alors aussitôt arrêtée avec demande de retour au calme par les projectionnistes. Mais, dès qu'elle reprenait, les  « 2èmes années » renchérissaient de plus belle.
Nous, les bleus, on ne disait pas un mot. A mon camarade de droite, j'osais en chuchotant:
- Pourquoi ils nous disent de la fermer? On dit rien...
- Mais, t'es con ou quoi? Tu ne comprends rien?
Oui, j'ai été con sur ce coup là. C'était un jeu entre les  « 2ème années » et les projectionnistes et nous n'étions que des pions là-dedans.
Le calme finit par revenir durablement et la séance eut lieu.
Le Bateau : l'histoire d'un équipage de sous-mariniers avec ses joies, peines, stress, folies et morts. Le jeu des acteurs m'avait tant impressionné que j'étais totalement submergé par le film tant et si bien que, contrairement aux autres bleus, je ne quittais pas la salle pour me rendre à l'appel de 21h30. Les 2èmes années, eux, étaient soumis à un autre horaire leur permettant de visionner l'œuvre jusqu'à son terme. L'un d'eux me fit cette remarque:
- Hé, faut que tu ailles rejoindre ta section !
- Non, non, non, je veux voir la suite du film...
- Hé, tu vas te faire engueuler!
- Oui, bein, on verra...
Le film terminé, j'ai rejoint ma chambrée au pas de course, prenant pleinement conscience que j'étais en faute et que je risquais d'être réprimandé. Sur place, mes camarades m'ont interpelé sur un ton grave:
- Mais tu étais où? L'Adjudant t'a fait chercher partout!
- J'étais au cinoche...
- Mais t'es con, ça va chauffer pour toi!
L'appelé MANGIN entra dans la pièce:
- Garde-à-vous! Rejoignez vos lits respectifs... Garde-à-vous!
L'Adjudant WESTMORE entra à son tour. Je m'attendais à ce que le ciel me tombe sur la tête. Curieusement, il balayait d'un regard la chambrée en s'arrêtant quelques secondes sur moi mais ne dit pas un mot. Puis, il se tourna vers MANGIN :
- Bien, vous pouvez procéder au coucher maintenant. Bonne nuit.
Ni MANGIN, ni l'Adjudant ne me firent jamais de remarque sur mon manquement à l'appel de ce soir-là. Pourtant, je le méritais. Et, je n'ai pas de réponse à cela. Par contre, je n'ai pas renouvelé l'expérience. Son regard et son silence m'avaient semblé être comme un avertissement... muet. C'est parfois plus parlant que des mots.
 
Branle-bas de combat.
 
Christophe paraissait tourmenté ce soir-là, lui qui donnait à penser qu’il était un dur et sûr de lui. Son regard était fuyant. Il ne tenait pas en place et ne participait pas aux conversations. Cela m’avait interpellé.
- Hé, Christophe, ça va ?
- Chut, chut ! Vous n’avez rien entendu là ? Répondit-il.
Les trois camarades et moi, les plus proches de son lit, nous sommes tus. Nous n’avions rien entendu, ni lui d’ailleurs et c’est ça qui semblait le tracasser. On n’entendait aucun bruit provenant du bâtiment et de l’extérieur. C’était d’un calme idyllique.
Vint l’extinction des feux accompagnée des derniers bavardages chuchotés. Christophe n’en n’était pas moins calmé. On l’entendait dans l’obscurité bouger dans son lit et se relever brusquement en position assise.
- Vous avez entendu là, hein ?
- Entendre quoi ? Chuchota Ludovic
- Qu’est-ce qu’on devrait entendre ? Poussais-je à mon tour.
Du fond de la chambrée, un camarade s’exclama :
- Moi, j’ai entendu ! Ouais, j’ai entendu ! C’est Jean-Philippe, il a pété ce gros porc !
Tous explosèrent de rire lorsqu’un vacarme ahurissant ébranla toute la compagnie. Une horde sauvage digne d’une charge de gaulois gavés de potion magique fit irruption dans le bâtiment. Une cohorte de  « 2èmes années » hurlant des cris de guerre venait d’investir les lieux. Christophe hurla avec une voix tremblante :
- Fermez vite la porte à clé…dépêchez-vous…. la porte, bordel…vite…vite !
Pour notre bonheur, nous occupions la seule chambre de la compagnie munie d’un verrou. Qui plus est, les  « 2èmes années » ne forceraient pas la porte pour éviter des sanctions. Le camarade le plus prêt de la porte sauta du lit et tourna le verrou. Les kakis avaient établi un plan d’attaque calculé. Le bâtiment était composé de 2 étages. L’assaut s’est fait en investissant les chambres du RDC et du 2ème étage dans un premier temps. Puis, ils formaient un ralliement des 2 colonnes au 1er étage où nous nous trouvions pour achever l’œuvre. Ce mouvement tactique nous avait laissé le temps de nous enfermer à double tour.
En dessous et au dessus, nous entendions les effets immédiats de l’attaque. Ils sortaient les bleus des lits en les renversant ainsi que les armoires, de préférence ouvertes. Les bruits des tôles des mobiliers ne couvraient pas les cris des pirates.
Dans la chambrée, personne ne disait mot. La stupeur et la surprise étaient au rendez-vous. Maintenant, les barbares s’étaient rassemblés au 1er étage. Cela aurait du être aussi notre fête mais ils restèrent bloqués derrière la porte.
- Putain, la porte est fermée à clé…Ouvrez si vous êtes des hommes !
- Ta gueule, enc…
- La ferme ! Fermez-la ! Ne répondez pas sinon ils reviendront demain dans la journée et, là, gare ! avertit Christophe.
Ce n’était pas un ordre mais cela en avait la valeur intrinsèque. Toute la chambrée avait maintenant compris l’objet de ses inquiétudes du début de soirée. Il est vrai qu’il avait de l’expérience, le Prytanéen. Il savait de quoi il causait. Il valait mieux s’en remettre à ses bons conseils.
Nos bons gaulois repartirent. Le calme revint non sans préalablement quelques remous au dessus et en dessous. Les bleus remettaient de l’ordre dans les piaules et ça faisait presque autant de vacarme que la mise en désordre mais sans les cris.
- Christophe, j’ouvre la porte maintenant ? C’est interdit de garder la porte fermée…chuchota le cerbère improvisé de notre chambrée.
- Surtout pas ! On reste enfermé toute la nuit…
- Mais, demain l’Adjudant…
- On s’en branle ! T’as entendu le bordel ? T’as vu les personnels de garde intervenir ? Rien, que dalle ! La porte, elle reste fermée. Ok ?
- Ouais il a raison, Christophe, on reste comme ça. On n’ouvre qu’à l’Adjudant s’il vient, renchérit Thierry.
- Ouais, on fait comme ça, dirent les autres.
Et combien Christophe avait raison car la corrida ne faisait que commencer. Environ une demi-heure après l’attaque surprise, lorsque tout avait été remis à sa place selon le code de procédure militaire, la deuxième vague arriva selon la même tactique avec les mêmes résultats. Puis, plus tard, un ultime assaut en guise de bouquet final. Dans la chambrée, personne ne faisait de commentaires, faisant semblant de dormir, à écouter nos camarades infortunés se faire chambrer copieusement. Un chahut bien pensé car la troisième vague était la dernière mais personne ne le savait. Aussi, les autres n’avaient pas remis de l’ordre dans les chambres, se disant « autant laisser tout en l’état pour la prochaine fois ! Comme ça, il n’y aura rien à foutre par terre». Erreur grave car les  « 2èmes années » ne sont pas revenus. Mais, au petit matin, lorsque l’encadrement, complice passif, fit le levé, il eut une autre corrida, celle-là bien officielle sauf pour nous. D’ailleurs, l’appelé du contingent était rentré trop précipitamment  dans la piaule en gueulant « qu’est-ce que c’est que ce bord…». Ben, non, justement, il n’y en avait pas. Bien embêté, il a été obligé de nous féliciter pour l’excellente tenue de la chambrée.
Le lendemain, sur la place d’appel, le Capitaine TERCION revint sur l’incident de la nuit. Tous en position repos, section par section, écoutant telle une tragédie les faits :
- Il a été porté à ma connaissance un incident survenu la nuit dernière. Il semble qu’un groupe d’individus de 2ème année ait fait irruption dans la compagnie et fait acte de chahut envers vous. Il n’est pas question que cela reste impuni. Des sanctions vont être prises. Pour cela, parmi vous, y en a t-il qui ont reconnu certains des  « 2èmes années » s’étant abaissés à cette bien triste expédition ??
Devant le mutisme total des bleus, le Capitaine TERCION fit cette invitation :
- Il y en a forcément parmi vous qui ont des choses à dire. On ne va pas régler le problème ici et maintenant. Je vais donc demander à vos chefs de section de voir avec vous cette question dans vos chambrées.
L’ordre a été donné de rompre les rangs. La section retournée au premier étage, les langues se délirent :
- Nous, on a rien à dire. Après tout, on a rien vu mais on a entendu, dit Jean-Philippe.
- Ca pour avoir entendu, on a bien entendu, ah, ah, ah! Ironise Laurent dont le rire se diffuse dans toute la chambrée. Seul Christophe est resté sérieux :
- Oui, ben, vous avez tout intérêt à rien avoir entendu aussi, les mecs ! En tous cas, que du bruit, pas une voix, pas un nom, ni un prénom !
Tous se tournèrent vers lui, stupéfaits, le rire coupé net.
- Vous croyez quoi ? Qu’ils ne savent pas qui a fait l’coup ? Je vous rappelle que, dans chaque compagnie, il y a un service de garde de nuit avec un cadre et des appelés. Vous les avez vu, vous, cette nuit ? Non…Pourtant ils étaient bien là…Alors réfléchissez…
- Ouais, Christophe a raison, renchérit Alain. Et, puis, il n’est pas question de fayoter.
- Surtout pas ! reprit Christophe. Sûr, ils seront punis les  « 2èmes années » mais après gare, parce qu’ils sauront qui les aura donné et on se fera mal voir par les cadres de toutes façons.
- Taisez-vous, v’là l’Adjudant ! Prévint Thierry.
L’Adjudant entra dans la chambrée, suivi de l’appelé MANGIN.
- Garde à vous ! Ordonna Thierry.
- Repos, messieurs. Bon, vous avez entendu le Capitaine  !?! Alors, je viens aux nouvelles…
Devant un silence continu, un sourire en coin, l’Adjudant ajoute :
- Alors, comme ça, dans ma section, on est au courant de rien ?
- Mon Adjudant…
- Oui, élève TANSEN ?
- Nous, on a rien vu…commença Rémi.
- Juste entendu du bruit, termina Jacques.
- Mon Adjudant, notre porte était fermée avec le verrou. Personne n’est rentré. On n’a vu personne. précisa Christophe.
L’Adjudant se tourna vers MANGIN resté sur le pas de la porte de la chambre. Ce dernier examina la porte et le verrou :
- Mon Adjudant, le verrou tourne…C’est bien possible qu’ils se soient enfermés la nuit dernière. Je précise que, ce matin, au réveil, la porte était fermée de l’intérieur et que la chambre était en parfait état…
- En parfait état ? Très bien ! Très bien ! Cela dit, je vous rappelle qu’il est interdit de vous enfermer dans la chambre pour des questions de sécurité. A l’avenir, rappelez-vous-en !
Et il sortit avec un sourire de satisfaction nous remettant à MANGIN pour le reste de la journée. A l’évidence, l’incident était clos en ce qui nous concernait. A ma connaissance, les autres bleus n’ont guère été plus versatiles et l’expédition est tombée dans la rubrique « pertes et profits » de l’école.
Il n'empêche que la 133ème section en a beaucoup ri de cet épisode, sans doute parce qu'elle avait échappé à l'attaque de nos frères d'armes aguerris de  « 2èmes années ».
 
 
07 SEPTEMBRE 1983
PARRAINNAGE PAR LES  « 2èmes ANNEE ».
 
Prise d'armes.
 
Les bleus étaient cantonnés dans leurs quartiers sans en connaître les motifs. Nous devions attendre d'en être extirpés le moment venu.
Les camarades et moi profitions de ce repos forcé pour échanger sur notre vécu et nos impressions. Nous parlions peu de nos régions, de nos familles. Nous nous délections des premières heures passées dans l'établissement et nous projetions dans un avenir commun de cette vie militaire tant convoitée.
Rapidement, un événement extérieur aux murs de la compagnie attira toute notre attention. Notre bâtiment s'ouvrait d'un côté sur ceux des « 2èmes.et 3èmes années » et, sur de l'autre, sur la place d'armes ou place d'appel. C'est Ludovic qui avertit la chambrée:
- Venez voir, il se passe quelque chose ! Ils sont tous en tenue, au garde-à-vous et avec les armes !
Nous nous sommes précipités non sans bousculade pour être aux meilleures places derrière la fenêtre. Les cadres et les « 2èmes années ».avaient revêtus les tenues de défilé, compagnie par compagnie, section par section. Les drapeaux étaient levés.
- Mais, qu'est-ce qui se passe ? Demanda Christian.
- C'est une prise d'armes! Rétorqua Christophe.
- Une quoi?
- Une prise d'armes...
- Et c'est pourquoi?
- Je ne sais pas...
- On n'entend rien et on voit mal...Ouvres la fenêtre! Lançais-je à Ludovic.
La fenêtre ouverte, nous nous rassasions d'images magnifiques de la 20ème Promotion et des cadres en cérémonie sous un soleil radieux. Du premier étage, nous avions une vue plongeante sur l'évènement. Les troupes étaient en alignement parfait.
Le plus près des « 2èmes années».de nous tenta de nous interpeler sans se faire remarquer. Il était le plus en arrière de sa section. Il nous lançait des regards furtifs en prononçant des mots incompréhensibles.
- Hé, qu'est-ce qu'il a dit? Demandait Thierry.
- J'sais pas! On n'entend rien d'ici.
- Demandes-lui c'qui veut et c'qui passe...
Ludovic s'empressa de demander au « 2ème année» qui parut très agacé par cette action. Resté quelque peu en retrait, Christophe intervint:
- Les mecs, vous feriez mieux de rentrer vos têtes et de refermer la fenêtre!
- Et pourquoi, lui demandais-je incrédule.
La réponse ne tarda pas et fut donnée par MANGIN qui entra en catastrophe dans la pièce:
- Non mais qu'est-ce vous foutez ? Vous vous croyez au cirque ? Fermez la fenêtre immédiatement!
- On fait rien de mal !?! Répondit Ludovic.
L'Adjudant WESTMORE, en tenue de parade lui-aussi, entra à son tour:
- Garde-à-vous ! Je ne veux voir personne à la fenêtre ! Il s'agit d'une cérémonie officielle. Si vous vous voulez regarder, faites-le fenêtre fermée, derrière les rideaux et sans y toucher. Que je n'ai pas à revenir pour vous le rappeler !
Et il sortit suivi de MANGIN. Nous avons donc continué à regarder la scène sans toucher ni à la fenêtre, ni aux rideaux. C'est sans doute ce que voulait nous dire le « 2ème année » en position bien incommode pour cela.
Évidement, c'était beaucoup moins plaisant comme ça, mais nous ne voulions pas perdre une miette du spectacle. La cérémonie continuait. Le temps s'écoulait, les garde-à-vous interminables succédaient à des courts temps de repos sous une chaleur étouffante. Les « 2èmes années » commencèrent à tomber comme des mouches.
Nous restions sans voix. Ces mêmes pirates de la veille étaient maintenant en difficulté. Nous ressentions une réelle compassion envers eux. Au demeurant, nous avons appris par la suite qu'aucun n'avait été blessé, ni réellement souffert. Le cumul de posture statique et la chaleur finissait par faire tomber même les plus costauds. On nous a dit que l'on ne sentait rien lorsque les jambes lâchent. Nous pensions évidemment que bientôt ça serait aussi notre tour.
 
Revue de départements.
 
Le déjeuner terminé, Olivier et moi sortions du mess. Nous approchant des compagnies, nous vîmes un spectacle des plus curieux. Les quartiers étaient constitués de 2 rangées avec à gauche les bâtiments des «1ères années », à droite ceux des « 2èmes ». Les kakis s’étaient adossés contre les murs de l’allée centrale et hurlaient des numéros :
- 75 ! 33 ! 81 !…
Nos camarades bleus étaient au milieu. Beaucoup paraissaient désorientés ; d’autres allaient à la rencontre des kakis. Vu l’ambiance, de forts soupçons d’un mauvais coup naissaient dans mon esprit.
- Olivier, ça craint ! Qu’est-ce qu’ils ont encore inventé cette fois-ci ?
Stoppant net notre progression, nous étions prêts à rebrousser chemin mais où aller ? Christian arriva en courant vers nous :
- Hé, les mecs ! Y a pas de problème, venez, les  « 2èmes années » nous invitent à les rencontrer !
- Quoi, qu’est ce tu racontes, c’est une blague ?
- Non, c’est vrai. Ecoutez, ils gueulent des numéros ? Et bien ces numéros c’est les départements d’origine. Quand vous entendez votre numéro, vous allez vers les  « 2èmes années » qui sont de vos départements.
- Et après ?
- Tu fais connaissance avec eux, où vous habitez, si vous avez des potes communs, tout ça…Et, là, ils te prennent sous leur aile, te filent les bons tuyaux. Venez, putain, y a pas de piège !
Effectivement, les bleus allaient à la rencontre des kakis. Ils ne semblaient pas malmenés et ça avait l’air de discuter chaleureusement. Olivier me dit :
- Allons-y. De toute façon, où veux-tu qu’on aille ? T’as quoi comme numéro ?
- 10 mais en fait c’est 69, le Rhône. Enfin, c’est compliqué…Je t’expliquerai plus tard.
D’un pas lent, nous progressions entre les haies de hurleurs. Christian, lui, était déjà reparti rejoindre son groupe. Il y avait une véritable frénésie. Il était difficile de faire le lien entre les numéros et ceux qui les avaient crié. On se serait cru à la criée avec des crieurs se faisant concurrence. Les renchérissements en décibels n’épargnaient pas nos oreilles. Olivier trouva rapidement son groupe. Moi pas.
J’étais du 10, de l’Aube en Champagne - Ardennes seulement depuis 3 ans. Je ne me sentais pas Champenois pour un sou. Pour moi, j’étais un Lyonnais, du Rhône, de Satoy-Plaine, né à Brignay. Toute ma famille maternelle était originaire de Lyon. Même ma famille paternelle arrivée à Lyon en 1947 en provenance d’Ukraine. Non, pour moi, le 69 était mon numéro.
- 69 ! 69 ! 69 !
- Oui, c’est moi ! Moi, je suis Lyonnais ! Je me dirigeais vers un  « 2ème année», un blond, 1m85, 80 kg, une masse, une bête.
- T’es du Rhône, toi ?
- Ouais, de Lyon, enfin à côté, de Satoy-Plaine.
- Mais tu habites où exactement ?
- A Belmont-Le-camp, en Champagne - Ardennes, dans l’Aube, département 10.
- T’es du 10 ? Tu t’es gouré…Attends, tiens, tu vois le mec là bas qui est tout seul, le grand mince, lui il est du 10 ou du 08, je sais plus, c’est lui que tu dois voir…
- Non, non, j’habite en Champagne - Ardennes depuis 3 ans mais je suis de Lyon, du 69 ! Je suis né à Brignay, j’ai vécu à Satoy-plaine jusqu’à 13 ans, à Satoy, là où y a le 188ème RI ! Je suis pas Champenois!
- T’es du 69 alors !?!
- Oui, j’arrête pas te le dire…
- T’es compliqué, toi. Bon, tu restes là avec moi. Je vais te présenter aux autres. Tu t’appelles comment ?
- Boris... Boris HILAREF!
- Enchanté Boris ! Moi, c’est Bertrand et je suis Lyonnais. Tu viens de Satoy…C’est à côté de Villeurbanne çà !?!
- Oui, tu connais ?
- Villeurbanne, oui ; Satoy, non. Tiens, attends, j’appelle les autres gones.
Se tournant vers trois kakis, il hurla tel un ordre :
- Ooooh, les mecs, ramenez vos fesses ! Je vous présente Boris de Satoy, d’la banlieue de Lyon.
- Salut Boris.
- Boris, je te présente Miloud, Sélim et Mourad. Tous du 69. Il y en a d’autres. On forme un bon groupe à l’école. Les mecs, allez me chercher les autres et trouvez-moi Francis, j’veux l'voir !
- Oui, tout de suite.
Cela ne faisait aucun doute pour moi : Bertrand commandait les Lyonnais ; c’était leur chef.
- Bon, Boris, tu te poses plein de questions depuis que t’es arrivé, hein ? Je vais d’abord te donner des conseils. Primo, tu respectes tes aînés, les 2èmes et 3èmes années. Evites de te fritter avec l’un d’eux ou d’aller fayoter auprès des cadres sinon gare ! S’il y en a un qui te fait vraiment chier, tu viens me voir et j’arrangerais ça. Mais, ne va pas les chercher, ok ?
Deuxio, même si tu te fais un ennemi à l’école, à l’extérieur on est tous frères, tous potes. Exemple : si tu t’es castagné un jour avec un 2ème année, et que le lendemain tu te fais emmerder dehors par un civil, le même 2ème année viendra à ton secours. Et toi tu fais pareil pour lui si c’est lui qui a des emmerdes. On ne laisse jamais un collègue dans la merde, ok ?
- C’est ok, ok ; ça me va totalement.
Devant nous passe alors un kaki, un 2ème année, tout petit avec un visage d’enfant. Je le fais remarquer à Bertrand.
- Ah, oui. Celui là c’est « Choux » et « c’est pas-touche » aussi sinon t’auras toute l’école sur le dos. C’est compris,
- Ok, ok, ok. De toute façon, je ne suis pas le genre à chercher des histoires.
- Et ça vaut mieux. T’es en quoi
- En mécanique, 13ème compagnie, 133ème section. Au départ, j’ai choisi l’électronique mais j’ai été réorienté.
- T'as l’air déçu !?!
- Un peu quand même…
- Tu as tort. La mécanique, c’est le top ! Super ambiance, presque pas de devoirs après les cours…Les « bip-bip », eux, on les voit presque jamais le soir au foyer; Ils sont tout le temps entrain de bosser…
- T’es en mécanique aussi ?
- Non, en électromécanique, entre les deux en somme. 22ème compagnie, 226ème section. T’en fais pas la « bielle », tu ne regretteras pas, tu verras.
- Sinon, je voulais te demander…
- Ouais, quoi ?
- Qu’est-ce que c’est la tenue que tu portes, toi et les autres ? Où sont les treillis ?
- Ah, ah, ah, ah, ah…Rit-il. C’est la « tenue Mao », la tenue de travail ! Les treillis ? On les porte que quand on va sur le terrain ou quand il y a une prise d’armes !
- Sur la brochure de l’école…
- Faut pas croire tout ce que tu lis ! Tiens, d’ailleurs, faut pas croire tout ce qu’on te dit non plus ! Il y en a qui racontent des blagues. Bon, tu as remarqué qu’il y a des trucs bizarres qui se passent depuis que vous êtes arrivés. Bon, c’est normal, c’est le début. Donc tu fais gaffe, ok ?
- Ok. Et le jogging Adidas, il est bidon ?
- Non, non, non. Pour le trousseau, y a rien de bidon ! Tu auras les treillis, les tenues de sortie et tout le reste, y compris une « tenue Mao », en temps et heure. Seulement en temps normal, tu es en «Mao». Pour l’Adidas, il existe. Mais, si tu le veux, il faut l’acheter.
- Pour l’instruction militaire, le tir et le terrain…
- Pour ça, en 1ère année, tu n’en feras quasiment pas; un peu plus en 2ème année. C’est surtout en 3ème année. En 3ème année, tu feras que ça.
- D’ailleurs, où sont-ils les 3èmes ?
- Justement sur le terrain. Tu les verras à leur retour vendredi prochain.
Je sortis alors mon paquet de cigarettes et lui en tendis une.
- Non, merci! Je fume plus. Et toi aussi tu vas arrêter avec tout le sport qui t'attend. Sinon, tu en chieras et tu cracheras tes poumons! M'avertit-il.
- Et les nanas ?
- Quoi les nanas ?
- Ben, il y en a pas ici ?
- Pas beaucoup à vrai dire et je te déconseille de t’intéresser aux filles des cadres ! C’est très mauvais pour ton matricule !
- Ah ! Et à Issoire ?
- Réservées aux  « 2èmes années » !
- Qu’est-ce qui a comme ville un peu plus loin ?
- Clermont-Ferrand.
- Et à Clermont… ?
- Réservées aux «3èmes années »!
- Ah ! Et pour les «1èmes années »?
- Soit les petites copines restées au bled et qui vont pas tarder à vous larguer vu la distance, soit vous attendez d’être en 2ème année !
- Ah, ah, ah, ah, ah, ah… Rit-il.
- Bon, ben, ça tombe bien: j’ai personne au bled et je suis un mec patient! réplique qui le fait encore plus marrer à s’en étouffer.
Les autres revinrent. Ils ont trouvé Francis.
- Hé, Francis, arrives…Je te présente Boris. Il est de chez nous et il est marrant comme tout !
- Salut, Boris. T’es d’où exactement ?
- De Satoy-plaine.
- Ah ouais !?! On est voisins, je suis de Bron.
- Ah, ben oui ! T’es également en mécanique?
- Non, non, en électromécanique. Bon, Bertrand, t’as vu l’heure, faut qu’on y aille…
- Ah oui. Boris, on se revoit plus tard. On doit aller en cours et toi, tu dois rejoindre ta compagnie. En cas de besoin, tu fais appel à nous, ok ?
- Ok. Et je fais comment ? Je viens vous voir dans vos quartiers ?
- Surtout pas ! Les bleus n’ont pas le droit de venir chez nous. On se voit au foyer. A plus !
 
Les dragons de Noailles.
 
Attendant dans les chambres la suite des opérations, les camarades et moi échangions sur les derniers évènements:
- Ah, ah, ah! Ils nous ont bien eu encore... riait Christian
- Ils nous avaient bien prévenus qu'il fallait pas signer! soulignais-je (rires collectifs)
Nous fûmes interrompus par des bruits, plutôt un chant venant de l'extérieur et s'approchant, décibels montantes. Nous nous sommes attroupés à la fenêtre qui donnait sur les compagnies des  « 2èmes années ».
Là, vous vîmes plusieurs sections de nos aînés en tenue de sport, marchant avec un pas cadencé impeccable, s'explosant cordes vocales et poumons:
Ils ont décoré Paris
Les fiers dragons de Noailles
Avec les trophées ennemis
Ils ont décoré Paris
Lon, lon, la
Laissez-les passer
Les Français reprennent la Lorraine
Lon, lon, la
Laissez-les passer
Ils en ont eu du mal assez

Ils ont traversé le Rhin
Avec Monsieur de Turenne
Au son des fifres et tambourins
Ils ont traversé le Rhin
Nous avons éclaté de joie au sens littéral. Nous étions complètement subjugués par ce que nous venions de voir et d'entendre. Les brigands de la veille étaient devenus nos héros du jour.
 

Le foyer des élèves.

C’était le lieu de convivialité, de rencontre et de retrouvailles par excellence. Construit sur deux niveaux, le rez de chaussée était consacré au débit de boissons non alcoolisées et de friandises, avec ses tables, ses jeux électroniques et flippers. Sympa dans un cadre spacieux et agréable. Au premier et seul étage, le bazar offrait divers objets convoitées à acheter. J’y ai fait l’acquisition dès le lundi de cigarettes, d’un briquet à l’effigie de l’école, de l’insigne de l’E.N.T.S.O.A et de papier à lettre estampillée de notre caserne-école de sous-off’.
Hormis le tabac, mes achats étaient motivés par le symbole incontournable de l’E.N.T.S.O.A qui donne une toute autre dimension aux objets. Ils s’en trouvaient comme sacralisés et signe de reconnaissance de cette nouvelle identité militaire tant attendue.
Le papier à lettre en particulier présentait cette dimension aux proches restés « au pays ». Il était le lien avec l’extérieur qui restait, signe de cette appartenance à une nouvelle famille, à l’Armée. Peu importe l’écriture, son contenu, c’était l'estampille qui comptait : l’E.N.T.S.O.A. Je l’ai acheté avec cette conviction : rappeler aux miens ma fierté d’être militaire, au service de la patrie, transcendant ainsi mes devoirs familiaux mais pour mieux les exercer par mon rôle de protecteur de la nation.
Le foyer, un havre de paix, le site de nivellement des «grades », 1ères et 2èmes années se confondant en une masse de jeunes ayant tant à partager. A condition de bien se tenir cependant. Jean-Philippe a narré un épisode surprenant mais rappelant à tous les bleus que, même dans ce lieu, il fallait en rester au bien céans. Rameutant la chambrée :
- Hé, les mecs ! Vous savez ce qu’il s’est passé au foyer ? Il y a un 1ère année qui s’est pris une patate !
- Qu’est-ce qui s’est passé ? lui ai-je demandé.
- Il y en a un qui a acheté des insignes militaires au bazar, des insignes para notamment et qu’il s’est accroché à son survêt.
- Et alors ? Questionna Stéphane
- C’est pas réglementaire, non ? se demanda Olivier
- Non, c’est pas ça ! Coupa Jean-Philippe. Il était avec d’autres de sa section entrain de jouer au flipper et il jouait comme un frimeur, avec ses insignes et tout, et il se la jouait à la Fronzi. Alors, il y a des  « 2ème année » qui se sont approchés. Les autres « 1ères années » se sont barrés et il est resté tout seul entouré des  « 2ème années ».
- Ouh là ! pas bon ça ! Commenta Christophe.
- Bah ouais, t’as raison parce qu’il a continué à vouloir frimer mais il y a un 2ème année qui a fait tilter une première fois le flipper. Le 1ère année, il a rien dit et il a relancé la boule. Et de nouveau, le 2ème année a fait re-tilter le flipper. Vous savez comment on fait, il suffit de donner un coup sur le côté du flipper et…
- Ouais, ouais, on sait ! Interrompit Christophe. Et après ?
- Bah, après, le 1ère année, il a commencé à gueuler après le 2ème année mais il a rien vu venir. Il s’est pris une pêche mais, alors, une de ces pêches... en pleine poire ! Il s’est retrouvé direct le cul par terre ! Les autres 1ères années se sont barrés du foyer et il s’est retrouvé tout seul, allongé, entouré des cinq 2èmes années. Ouais parce que j’vous l’avais pas dit mais ils étaient cinq. Il y en a un qui l’a aidé à se relever et ils l’ont emmené à leur table et ils lui ont payé un coup à boire pour pas qu’il aille fayoter. Après ils lui ont expliqué qu’on n’a pas le droit de porter des insignes sur le survêt’, qu’il faut rester calme, qu’il faut pas malmener les flippers et pas parler fort et cetera.
- Mais, tu l’as vu ? Il devait avoir une sale tronche après un coup comme ça ! demanda Olivier
- Non, je sais pas.
- Comment ? Tu n’y étais pas ? répliqua Christophe. Tu l’as vu ou non ?
- Ben, non…
 
- Comment tu sais alors ?
- C’est un mec de ma section de la 12ème compagnie d’avant d’être en mécanique avec vous qui me l’a raconté.
- Et lui, il y était ?
- Je crois que oui, je sais pas…
- Ouais, tu sais pas ! Tu nous raconte un truc dont tu n’as rien vu et que tu n’es même pas sûr. Faudrait être sûr de ton truc avant de nous la raconter, tu crois pas ? lui lance Christophe avant de conclure : tout ça c’est que des conneries !
Cette histoire restée légende, le foyer était le lieu incontournable de repos, loisirs, camaraderies inter promotionnelles des élèves de l'école.
 
08 SEPTEMBRE 1983
PREMIERES DEFAILLANCES.
 
Un va-t-en guerre.
 
Christophe et moi avions remarqué un bleu papillonnant d’un groupe à un autre. Il paraissait tout excité et pressé d’annoncer à toute la promotion une nouvelle cruciale.
Se rapprochant de nous, à portée d’oreille maintenant, nous entendions quelques bribes de son précieux discours :
- Hé, les mecs… mobilisation… guerre… chaud dans le Golfe…
Me tournant vers Christophe, je m’interrogeais :
- Dis donc, que se passe-t-il ? Il y a une guerre à faire ou quoi ?
- Non, je sais pas…On serait déjà au courant.
Christophe le regardait de son mauvais œil. Il y avait chez l’autre quelque chose qui le dérangeait. Le comportement ? Le discours ? Les deux ? Nous allions vite le savoir.
Ayant vu que nous l’observions, l’autre s’empressa de venir à nous pour nous tenir à peu près ce langage :
- Hé, les mecs, vous savez quoi, hein ? Maintenant qu’on a signé, on est mobilisable…
- Mobilisable de quoi pour quoi ? lui lança sèchement Christophe.
- Ben pour aller à la guerre, pardi ! Et oui, et ça risque d’arriver vite avec ce qu’il se passe dans le Golfe ! lui répondit joyeusement le « bleu va t’en guerre ».
- Quoi, qu’est-ce qu’il y a dans le Golfe, c’est où ça le Golfe ? lui demandais-je incrédule.
- Mais si, tu sais dans le Golfe persique ! La guerre Iran-Irak !?! L’OTAN y masse des troupes, enfin des navires avec des troupes de débarquements. Il y a tout un plan d’attaque avec, dans le sud, nous et les Américains, et, au nord, les Russes. C’est chaud, ça va péter ! On a des chances d’être mobilisés…
- Ah bon ! Toi, tu veux aller te battre alors que tu sais à peine marcher au pas !?! Même si c’est vrai ce que tu dis, tu crois qu’ils vont nous appeler, t’appeler toi ? Ne rêve pas ! Qu’est-ce que tu crois ? T’es con ou quoi ? lui rétorqua méchamment Christophe.
Le bleu va-t-en guerre fut surpris et fis un pas en arrière. Puis il se retira non sans ajouter :
- Bon, les mecs, je vous laisse, hein !?! Faut que je prévienne les autres…
Et il partit vers d’autres groupes. Nous avons continué à l’observer. Apparemment, il persistait dans ses délires auprès des autres bleus. Christophe continua quelques instants à le regarder avec ce regard bleu tueur et se tourna vers moi :
- Putain, celui-là, il est vraiment à la masse ! C’est un dingue, complètement taré !
Je renchérissais :
- Et dangereux !
Comment pouvait-on à 16 ans et demi, vêtu en schtroumpf, à peine arrivé à l’E.N.T.S.O.A, se voir déjà sur un champ de bataille ? Pire, le souhaiter. Je n’en ai pas rencontré d’autres comme lui. Heureusement.
Démissionnaires.
Après quelques jours passés au sein de notre Armée, dans sa prestigieuse école de sous off’, quelques-uns, une infime minorité, ne se plaisaient plus dans cette ambiance bleu-kaki, certes bien différente du civil. D’ailleurs, il n’y avait plus grand chose de civil dans l’enceinte de l’E.N.T.S.O.A. Normal, anormal pour des frais moulus de la vie extérieure.
Premier constat, il est bon de rappeler qu’il n’y avait que des mâles, des jeunes et des moins jeunes, leurs aînés encadrant. On a bien croisé un jupon mais il était militaire, pas terrible, trop âgée pour les petits jeunes que nous étions. L’école n’est devenue mixte qu’en 1985 si je ne m’abuse pas. Il fallait attendre deux ans mais nous ne le savions pas alors. Donc, il restait la perm' de la Toussaint pour les bleus avant de revoir de jeunes demoiselles.
Deuxième constat, tout était différent, forcément cadré, réglementé, contraignant, laissant peu ou pas de marge de manœuvre et d’espace individuel. Cela ne pouvait qu’être pesant à celui qui n’entrait pas dans le système. Pour celui-là, il valait mieux penser à démissionner.
Pour démissionner, étant mineur, il fallait que les parents démissionnent leur rejeton auprès de l’administration militaire. Une simple lettre suffisait si elle était envoyée en recommandée avec accusé de réception. Nous avions un délai de réflexion de 3 mois à compter de la date de la signature du contrat d’engagement pour démissionner. Au-delà du délai imparti, il fallait rembourser les frais engagés par l’Etat ou se faire démissionner par l’Armée, autrement dit se faire réformer.
En cas de non-concordance avec la vie militaire, il valait donc mieux se décider rapidement, surtout pour se raccrocher à une scolarité civile, histoire de ne pas rater la rentrée et ne pas perdre une reconversion facile et assurée.
Des rumeurs courraient dans les allées entre les compagnies. Soi-disant l’Armée voulait garder mordicus ses jeunes soldats. L’encadrement jetait systématiquement toute demande de démission à la corbeille si elle n’était pas en recommandée et accusé de réception. Vrai ? Faux ?
Peu importe, ce qui m’intéressait alors c’était les motivations des bleus en mal de la vie civile. Les bruits étaient nombreux : la famille qui manquait, les contraintes de la vie militaire,…
J’en ai rencontré un, un de ces fuyards qui voulait foutre le camp. J’étais avec Christophe devant la compagnie, entouré de groupes de têtes rondes qui causaient et causaient. Le guss n’était pas de la 13ème. Je lui ai demandé :
- Tu veux démissionner ? Pourquoi ? On est bien ici. Qu’est-ce qui va pas ?
- Tout va pas, moi je me tire ! Chez moi, j’ai jamais fait mon lit et, ici, faut le faire tous les jours ! Et puis j’aime pas qu’on me donne des ordres !
Christophe et moi nous nous sommes regardés, stupéfaits. Après le «va-t-en guerre», nous venions de découvrir un autre fou qui avait passé le concours d’entrée à l’E.N.T.S.O.A, de l’Armée de Terre, et qui ne supportait pas les ordres ! Le lit encore passait mais les ordres ?!? Personnellement, il m’a achevé lorsque, sur ma demande, il me fit part de sa reconversion civile espérée :
- Dans le civil ? J’ai un BEP commerce qui m’attend.
Un « BEP commerce », le BEP de ceux qui ne savaient pas quoi faire de leurs mains et qui ne pouvaient rien faire d’autre. Je revoyais encore le prof principal du collège en 3ème : « le BEP commerce ? C’est pour les nuls ! Le commerce, il faut avoir la fibre commerçante. Celui qui ne l’a pas, même avec 15/20 de moyenne au BEP, il ne fera jamais un bon commerçant ! ».
Le dégoûté de la vie en casernement s’en alla vers d’autres. Christophe était complètement sidéré :
- Non mais t’as vu ça ? C’est un dingue ! Le lit, les ordres…Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Il a rien compris, qu’il foute le camp dar, dar !
La cage aux folles.
Jeudi soir, cinéma. A l’affiche, la cage aux folles, un film pas très indiqué dans un haut lieu de la virilité en devenir qui plus est. Cela promettait encore bien des péripéties de la part de nos chers « 2èmes années ».
Il y a toujours un commencement à tout. Être un bleu, c’est chose inévitable comme les tracasseries corollaires à cet état. Jusque là, pour moi, RAS. Ce soir là, cela a bien failli mal tourner pour moi avec mon foutu caractère, pas agressif mais genre je fais face le cas où.
La cage aux folles. Bien évidemment, bien des « 2èmes  années » s’étaient transformés pour l’occasion en grandes folles, type Renato. Ils arpentaient entre les groupes d’élèves attendant l’ouverture de la salle de projection en mettant des mains au cul à tout bout de champs, simulant bisous mouillés et autres affectivités dérangeantes vu le contexte.
J’y ai eu droit. Je ne l’ai pas vu venir le 2ème année sinon je m’y serais pris autrement : soit j’aurais laissé courir, soit j’aurais esquivé le geste indélicat avec le sourire. Mais, là, le 2ème année follage m’en a collé une bonne, directe et solide :
- Alors, mon mignon ! Mais, c’est que t’as un beau cul bien ferme !?!
L’effet de mauvaise surprise, ma virilité hétéro menacée, je me suis retourné vers l’intrus, dégageant violemment sa main inconvenante.
- Qu’est ce que t’as ? tu veux que je te refasse la gueule ? Sale pédé!
Je le regardais droit dans les yeux avec ce regard noir dont je suis capable et qui ne fait aucun doute sur mes intentions. Il fit un pas en arrière, l’air stupéfait et apeuré. Battant en retraite, il appela ses camarades à la rescousse :
- Hé, les mecs ! Y en a un qui se rebiffe !
Considérant l’épopée légendaire du 1ère année au foyer, j’envisageais avec effroi la suite des évènements. A cinq ou six kakis contre un bleu, en dépit de mon hardiesse et ma capacité à tenir front, je me trouvais inexorablement face à un dilemme épouvantable. Soit je me faisais casser la gueule avec fierté. Soit je prenais la fuite dans le déshonneur. J’optais pour un repli stratégique malin.
L’avantage de l’Armée, de l’école en particulier, c’est que tout le monde se ressemble en particulier les bleus avec leur tête ronde et cheveux très courts. Je me suis faufilé entre les groupes pour brouiller ma piste et me suis collé à l’un d’entre eux. J’ai retiré mes lunettes que j’ai dissimulé dans l’une de mes poches, fait le dos rond, fermé à moitié les yeux et pris mon air le plus bête en entrouvrant la bouche.
- Hé, les gars, faites comme si de rien n’était ! Dis-je aux bleus surpris de mon intrusion soudaine d’autant que je ne les connaissais pas.
Le groupe de kakis formé en vengeur de l’affront me cherchait :
- Il était là ! putain, où il est l’enculé ! Cinq bons gaillards accompagnaient l’humilié et ils se rapprochaient.
- Il était comment ?
- Une tête de con avec des lunettes, avec des verres en cul de bouteille !
Arrivant à notre niveau, le chiasseux remonté à bloc me regarda. Me tournant vers lui avec un air d’être né la veille, avec un QI de singe, je lui ai fait un « hein ? » auquel il ne répondit pas.
- Non, c’est pas lui ! L’autre, il a des grosses lunettes.
Et le groupe repartit dans sa quête maintenant devenue vaine. Un gars du groupe de bleus m’interpella :
- Tu as des ennuis ?
- C’est à cause de l’autre con, il m’a mis une main au cul…J’ai eu chaud. Merci les mecs.
- Pas de problème.
Dès lors, ça allait être dur de remettre mes lunettes. Au loin, je les voyais chercher et rechercher. Il leur fallait laver l’affront et ils n’allaient manifestement pas abandonner la partie facilement.
Ce soir là, j’ai quand même pu voir le film, avec mes lunettes remises sur le nez une fois la salle de cinéma plongée dans le noir complet et après mettre enfoncé bien au fond de mon fauteuil. Je n’étais pas tranquille et je n’ai pas profité véritablement de la séance ce soir là. Finalement, ils ne m’ont pas repéré ni ce jour là, ni à un autre. Sans doute avaient-ils renoncé en fin de compte et ma santé s’en était très bien portée.
 
09 SEPTEMBRE 1983
VISITE MEDICALE - LES 3èmes ANNEES.
 
La visite médicale d'admission.
 
Tous les heureux élus de la 21ème Promotion devaient se soumettre à une dernière épreuve avant que l’admission à l’école ne soit considérée comme définitive. C’était inscrit dans la propagande de l’école et sur les documents réceptionnés à l’arrivée et bien que nous ayons signé les contrats d’engagement dès le premier jour.
J’avais passé celle de préadmission au concours devant le médecin-chef à Troyes. « Apte », j’ai été déclaré « apte » à l’issue de cette visite médicale. Toutefois, pour être sûr, je lui avais demandé :
- Y a-t-il un problème quelconque ?
Surpris, il me regarda fixement :
- Non. Quel problème devrait-il se poser ?
- Ben, ma vue, mes yeux …
- Non, non, pas de problème. Vous êtes bon pour l’engagement.
A l’E.N.T.S.O.A, la visite médicale était aussi complète mais effectuée par plusieurs praticiens : le pipi, le poids, la taille, le cœur, … et l’ophtalmologiste obligatoire pour les porteurs de lunettes. Jusque là, mon SIGYCOP était parfait ou presque.
Lecture sans puis avec lunettes des lettres. Le praticien titilla :
- Sans tes lunettes, tu ne vois pas grand chose. Fais-moi voir tes lunettes ? La correction est importante … Mets ta tête devant l’appareil et regardes la lumière … à droite … à gauche … l’autre œil maintenant … Qu’est-ce que tu as dans le civil ?
« Dans le civil » !?! Quelle question ! Je n’étais pas là pour discuter du civil. Où voulait-il en venir? Je commençais à m’inquiéter.
- Dans le civil ? J’ai obtenu un passage en seconde général de lycée.
- Ah, bien, tu es un bon élève, alors !?! A part l’Armée, tu as d’autres ambitions ?
- Non, aucune ! Je veux être militaire de carrière !
- Tu te plais bien ici ?
- Ben oui !?!
- Tu peux retirer la tête … Dit-il en se reculant sur son fauteuil. Bon, je vais être franc avec toi. Ta vue n’est pas très bonne. En fait, elle est juste, tout juste pour l’engagement, à la limite des conditions requises. C’est seulement une question d’interprétation. Je t’explique : aujourd’hui, je peux décider que tu es apte ; mais, demain un autre ophtalmo peut juger le contraire et tu devras quitter l’Armée. Cela peut arriver n’importe quand. Si cela arrive dans un an, tu perdras également le bénéfice de ton entrée en seconde de lycée. Tu comprends ce que je veux dire ?
- Mais, vous êtes sûr ? Le médecin-chef à Troyes m’a dit que j’étais bon pour…
- Oui, il a raison selon un certain de point de vue. Mais, le médecin-chef n’est pas un ophtalmo. Il t’as juste fait lire le panneau. Il n’a pas pu évaluer ton problème de vue comme moi.
- Ben …
- Bon, écoutes-moi bien car tu ne vas pas m’aimer. Il vaut mieux que je te réforme maintenant plutôt que…
- Non, non, c’est pas possible ! Vous pouvez pas faire ça !
Je tremblais de partout. Ma tête me donnait l’impression d’une cocotte minute. Je sentais les larmes m’arracher les yeux. Pour ne pas exploser, j’ai pris ma tête dans mes mains et me suis baissé en avant sur mes genoux.
- Attends, attends, calmes-toi. Ce qu’on va faire, je vais te faire un examen approfondi. Je vais te mettre des goûtes dans les yeux. Elles vont dilater tes pupilles et tu ne verras plus rien pendant au moins une heure. Pour faire l’examen, il faut attendre au moins une demi-heure que les goûtes fassent effet. Ok ?
L’examen ophtalmologique fut fait. Le temps écoulé me parut une éternité. Je ne voyais effectivement plus rien. Et rien n’y a changé.
- Je suis désolé pour toi. Malheureusement, cela ne fait que confirmer mon premier diagnostic. Je vais te proposer à la réforme. Tu vas retourner à la vie civile. Le lycée t’attend, les études. Tu n’es pas comme d’autres qui vont partir aussi et qui n’ont pas ta chance d’aller au lycée. Si tu travailles bien, tu pourras faire une brillante carrière mais pas dans l’Armée. Je suis persuadé que je prends la bonne décision aujourd’hui. Tu t’en rendras compte plus tard et, peut-être, tu m’en remercieras. Allez, vas rejoindre ta compagnie. Euh, attends, est-ce que tu vois suffisamment ?
- Oui, oui.
En fait, je ne voyais rien ou plutôt tout flou. Mais, il me fallait sortir de son cabinet, prendre l’air, ne plus l’entendre me déblatérer ses conneries d’excuses, d’études, de trucs, de machins… J’ai eu beaucoup de mal à rejoindre la 13ème compagnie. J’ai attendu longtemps dehors que ma vue se rétablisse. Des bleus m’ont croisé et parlé, étant incapable de dire qui exactement. Il me fallait rencontrer au plus vite l’Adjudant pour lui expliquer la situation. Peut-être pouvait-il faire quelque chose pour empêcher ce désastre ?
L’Adjudant WESTMORE m’attendait sur le palier du premier étage de la compagnie.
- Mon Adjudant, mon Adjudant…
- Oui, je sais. J’ai été prévenu par téléphone. Je vous attendais justement. Ecoutez-moi car je n’ai pas dit mon dernier mot. Vous êtes un bon élément et je veux vous garder dans ma section. Je vais téléphoner au Lieutenant, au Capitaine et s’il le faut je remonterais jusqu’au bureau du Général. Je vous tiens informé. En attendant, allez vous détendre mais restez dans les parages.
Je suis entré dans la chambrée d’un pas tellement malheureux que mes camarades présents ont de suite compris que quelque chose d’important venait de se produire. Christophe s’est approché de moi.
- Dis donc, ça n’a pas l’air d’aller ? Qu’est-ce qui s’est passé à l’infirmerie ?
- Ca ne va pas du tout… c’est pas possible…
- Qu’est-ce qui est « pas possible » ?
- L’ophtalmo, il veut me réformer ! A cause de ces putains de lunettes !
Le cri du cœur : les lunettes ont voltigé à travers la chambrée pendant que je sortais en courant de la compagnie pour me réfugier derrière le bâtiment, à l’abri de la vue des autres, face à la place d’armes alors déserte. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, pestant après la nature qui m’a fait ainsi et maudissant l’ophtalmo et ses bonnes attentions à mon égard : y a le lycée qui t’attends…gnagnagna…bon élève…avant qu’un autre te réforme…
Tout venait de s’écrouler. Ma vie de soldat tant attendue et si durement acquise était déjà terminée ou presque. Cela ne pouvait pas s'achever ainsi. L’Adjudant allait bien réussir à faire quelque chose, du moins l’espérais-je. Il me vient alors l’idée d’aller voir Bertrand, le 2ème année. Je suis remonté dans notre chambre, les yeux asséchés. J’ai récupéré mes lunettes, qui avaient été soigneusement déposées sur mon lit par Christophe. Elles n’avaient pas souffert, elles, de mon manque de retenue.
- Christophe, je vais au foyer voir un 2ème année. Si l’Adjudant me cherche…
- Ok, je m’en occupe.
Au foyer, pas de Bertrand mais j’y ai retrouvé Francis avec d’autres kakis, attablés autour d’un Cacolac.
- Salut, j’vous dérange pas ? Bertrand, il est pas là ?
- Ah, salut, Boris. Non tu déranges pas. Bertrand est pas là mais il va pas tarder. Oh, dis donc, t’en fais une tête ! y a quoi ?
Après avoir narré ma mésaventure à Francis et aux autres qui m’ont écouté avec attention, tous m’ont encouragé à faire appel à une aide extérieure, à un gradé, haut gradé de préférence :
- Ben, non, je connais personne.
- Le piston, y a que ça pour te sauver, Boris ! Insiste Francis. Si tu trouves un bon piston, tu reste à l’école…
- Un Adjudant de gendarmerie ?
- Trop faiblard à moins qu’il connaisse de son côté un haut gradé …
- Un Colonel de réserve ?
- Ah, là, tu commences à avoir tes chances ! mais, il faut que tu fasses vite. Il faut que le piston marche tant que tu es à l’école. Après, ce sera trop tard.
Je venais de me souvenir du collègue de mon père. Je me suis précipité aux cabines téléphoniques pour appeler mes parents. Mon père étant au travail, j’ai expliqué à ma mère la situation et insisté sur la nécessité de l’urgence de la manœuvre avant que mon sort ne soit définitivement fixé.
De retour à la compagnie, où Christophe me signala que notre chef de section me cherchait, je me suis présenté devant l’Adjudant. J’espérais entendre une bonne nouvelle. J’ai vite déchanté devant son visage embarrassé et son regard quelque peu fuyant pour une fois :
- Bon … ben … j’ai téléphoné…enfin, je me suis entretenu avec le Commandant … parce que je suis remonté jusqu’au Commandant pour vous … mais il n’y a rien à faire. L’ophtalmo est catégorique : votre vue n’est pas adaptée au métier des armes. Je suis désolé. J’ai fait tout mon possible. Vous nous quittez samedi matin. Vous rentrez chez vous. On vous fera savoir quand vous rendre à l’administration pour signer la dénonciation de contrat. En attendant, j’ai vu que vous êtes de TIG. J’ai décidé de vous en exempter …
J’aurais voulu qu’il me colle de TIG pendant un mois pour ne pas m’être rendu au rapport à l’heure dite alors que je savourais la séance de cinéma, plutôt que de m’exempter … J’étais déjà réformé de toutes façons. Je lui ai objecté que je voulais faire ma part de corvées comme les autres mais il a refusé, disant que cela n’avait pas de sens. Je n’étais déjà donc plus comme les autres.
Le dernier espoir tenait de mes parents, de mon père. Il fallait impérativement qu’il joigne son collègue, Colonel de réserve, que ce dernier se manifeste en urgence auprès de n’importe quelle instance suffisamment élevée de l’Armée pour faire revenir en arrière la décision de l’école. Quand bien même, redeviendrais-je vraiment un élève comme les autres ?
Les 3èmes années au bercail.
Vendredi après-midi, les 3èmes années revinrent du terrain. Nous les admirions descendant des transports de troupe, en treillis. Bien que fatigués, ils étaient souriants. Dans un an, ils seraient élevés au grade de Maréchal-des-logis et affectés munis de la précieuse sardine dans les unités de notre armée.
Nous étions pressés de les rencontrer, de partager leur expérience mais il fallait attendre. Ce jour-là, nous n'avons pas pu les approcher. Ils ont rejoint directement leurs compagnies. Depuis nos fenêtres, nous les observions en train de briquer à fond leurs quartiers, tel un grand ménage d'été. Impressionnant.
MANGIN nous expliqua:
- Les 3èmes années, ce qu'ils font? Fort simple, s'ils veulent partir en perm' ce week-end, tout doit être nickel de chrome sinon ils seront consignés. Vous ne les verrez pas aujourd'hui. La semaine prochaine peut-être...
L'apprentissage du futur sous-off' c'est aussi ça. Il faut savoir faire d'abord, pour pouvoir faire avec et faire faire ensuite. Quel Sergent demanderait à un 2ème classe une tâche qu'il ne saurait pas exécuter lui-aussi. Cela comprend le ménage.
C'était également une scène que les bleus allaient bientôt jouer bien que, jusqu'à présent, si les TIG avaient été organisés, ce n'était pas encore à ce point de perfection. Comme le reste, les choses allaient progressivement. L'Armée a ce mérite de connaître parfaitement le sens progressif de l'éducation, étayé d'étapes d'apprentissage et d'exigences.
Malheureusement pour moi, sauf contre-ordres de dernière minute, je n'emboiterais pas les sentiers de l'éducation militaire au-delà de cette première semaine à l'E.N.T.S.O.A.
 
 
10 SEPTEMBRE 1983
DEPART A MARCHE FORCEE.
 
Samedi matin, sixième et dernier jour de ma vie militaire.
 
Pendant que je rassemble mes effets militaires et libère mon pieux, mes camarades de chambrée s’attèlent à la tâche délicate de l’étiquetage de tout le paquetage qu’ils viennent de percevoir : les voilà enfin les treillis flambants neufs mais il n’y en avait pas pour moi.
Je les regardais coudre leur nom-prénom non sans mal. D’habitude, c’est maman qui s’occupe de cette tâche avant d’envoyer son gosse en colonie de vacance. Mais, à l’E.N.T.S.O.A, c’est du sérieux donc pas de maman pour coudre. Quant à moi, je me disais qu’à défaut d’apprendre à coudre, j’allais la revoir ma maman et plus vite que prévu.
J’étais rempli d’une grande tristesse difficilement contenable. Je leur ai fait mes adieux, les uns après les autres. Je me suis présenté ensuite et pour la dernière fois devant l’Adjudant WESTMORE :
- Mon Adjudant, je suis prêt mais sachez que je ne veux pas partir.
- Moi aussi je suis désolé que vous … que tu partes ! On peut se tutoyer maintenant puisqu’il n’y a plus de lien hiérarchique entre nous. Tu peux me dire « tu »…Je t’ai observé : tu es un bon élément, tu es motivé. Dans le civil, tu as une 2nde de lycée. Ce n’est pas comme si tu n’avais rien. Tu as la possibilité de faire des études. Ne rate pas cette occasion, ok ?
Et, puis, il y a la fête de l’école en juin. Tu pourrais venir nous voir et donner de tes nouvelles.
- Je pourrais entrer dans l’école ?
- Oui, c’est la fête de l’école, c’est une opération « portes ouvertes ». Alors, viens nous voir…
- En juin…Ah, ouais, je vous…je te promets de venir, ça c’est chouette ! Est-ce que je pourrais avoir quelque chose avant de partir ? Un souvenir ou deux…
- Quoi?
- J’ai un peu d’argent…je voudrais acheter une musette et une casquette. La musette me servirait de cartable dans le civil...
- J’vais voir ça avec le fourrier. En attendant, tu suis l’appelé MANGIN pour la restitution du baluchon et pour récupérer tes effets civils au grenier.
Le samedi, le fourrier ne travaillait pas donc pas de musette, ni de casquette. L’Adjudant me fit ses aux-revoir puisque son invitation pour la fête de l’école m’a été renouvelée. Pas d’adieux en somme.
J’ai rejoint au poste de sécurité mes camarades de même infortune, à peine une dizaine, tous réformés à cause des yeux. A peine une dizaine redevenus civils à contrecœur. Le piston n’a pas fonctionné puisqu’aucun contre-ordres n’a été donné et personne n’est venu me chercher avant que nous ne montions dans un transport de troupe aussi inconfortable qu’un vieux GMC et bâché si bien qu’on ne voyait rien à l’extérieur. L’un d’entre nous s’est révolté :
- Vous avez vu comment ils nous traitent !?! Pour venir nous chercher à la gare, ils sont venus en bus. Pour nous jeter dehors, c’est en camion tout pourri, avec des bancs en bois qui font mal au cul ! On est vraiment que d’la merde !
Il y avait des rancœurs. Pourtant, nous l’aimions cette Armée mais c’est elle qui ne voulait plus de nous. La preuve de notre attachement a été notre conduite à la gare, dans le train. Calmes, posés, polis, unis, solidaires. Nous nous sentions différents des civils avec cette idée que nous devions montrer l’exemple. Nous échangions sur notre vécu et promettions de revenir en juin pour la fête de l'école. Nous étions affligés de malheur.
L’escouade des Y5 a fondu comme neige au soleil au fur et à mesure des arrêts puis à la gare, à Paris. Nous étions plus que deux lorsque mes parents m’ont rejoint. Après de brèves présentations, l’ultime camarade issoirien prenait congés. Seul, face à mes parents, j’étais rendu à la vie civile. Fin de ma guéguerre de 6 jours.
Je commençais alors à narrer mon récit d'ex élève sous-officier d'active à mes parents non sans leur préciser comme une injonction non négociable :
- Papa, maman, en juin prochain, j’y retourne ! Il y a la fête de l’école. Mon Adjudant m’a invité personnellement. Ils m’attendent tous là-bas !


EPILOGUE
 
Mon pote le para.
 
Dimitri a effectué sa prépa para avant un volontariat service long au 6ème RPIMa de Mont De Marsan. Il en est sorti avec la distinction de 1ère classe et tous les permis de conduire. Après avoir tenté en vain de rentrer dans la gendarmerie, devenu père de 2 enfants, il effectue une carrière de plasturgiste, en tant qu’agent de maîtrise. Il est également Caporal-chef de Sapeurs-Pompiers Volontaires.
La relève : Xavier, le militaire de carrière de la famille.
De ma fratrie, seul Xavier effectué le service national. Tous les autres ont été exemptés pour une mauvaise vue. C’est presque devenu une tradition dans la famille.
Xavier est véritablement un cas à part, le seul à ne pas porter de lunettes. L’antimilitariste est allé en reculant aux 3 jours d’où il en est sorti «apte», éligible aux EOR qu’il a refusé. Appelé au 67ème RI, de nouveau soumis à une visite médicale, on lui trouve une vue de « pilote de chasse », un cœur de marathonien (42 pulsations/minute), un physique de grand sportif.. Il est affecté directement au PEG. Je me rappelle de sa 1ère perm : rasé de près, une coupe militaire comme on les aime (finie sa tignasse de barbare germanique), il avait une pêche d’enfer soutenant à tout le monde que « l’Armée, c’est génial ! ». C’était beau à voir et à entendre venant de lui. Après le P.E.S.O, il rempila au maximum prévu par la Loi, soit jusqu’à 2 ans de service national. Pressé de s’engager par sa hiérarchie, il signa montrant ainsi avoir enfin trouvé sa voie et sa vocation de soldat. Père de 2 enfants, il est aujourd’hui Adjudant-chef. Lui qui était plutôt bon nul à l’école civil, il a passé avec brio, toujours dans les 3 premiers de ses promotions les examens militaires : CM1, CT1, CM2, CT2,…Il est certainement un bien meilleur sous-officier que je ne l’aurais été.
Quant à moi, le retour à la vie civile a été très difficile. Au lycée, je suis resté des semaines à part des autres, évitant les contacts. Je me disais constamment : « ce sont des civils, je n’ai rien à voir avec eux ! ». Je ne faisais que penser à l’E.N.T.S.O.A, aux camarades.
Avec le temps, les choses se sont arrangées et j’ai connu des années de lycée inoubliables, avec les copains. Six mois après ma sortie déchirante de l’E.N.T.S.O.A, je me suis engagé dans les Sapeurs-Pompiers Volontaires de ma commune. Ma vue ? Ils en avaient rien à foutre, eux. A 19 ans, je suis devenu caporal et, à 21 ans, Caporal-chef. A 23 ans, je démissionnais : mes supérieurs me tannaient pour devenir Sergent…J’en avais assez de ramasser de la bidoche sur les routes. J’étais bon soldat … du feu et très moyen secouriste. Par contre, je recevais systématiquement des félicitations par le chef de corps pour ma présentation, la propreté de mon uniforme et mon pas cadencé lors des cérémonies officielles. J’y ai connu six ans d’expérience humaine très enrichissante. Mais, il me faut bien l’admettre que je n’y étais que pour contrebalancer mon échec militaire.
En juin 1984, je demandais à mon père la possibilité de me rendre à la fête de l’école. Il me le déconseilla en me disant d’oublier…Je ne suis donc pas allé ni cette année, ni les suivantes.
J’ai obtenu le Bac et même une Maîtrise à l’Université non sans mal car je manquais désespérément de motivations. Aujourd’hui, divorcé et sans enfant, je suis Conseiller d’Insertion et de Probation dans l’Administration pénitentiaire. Je suis un personnel civil. J’entretiens d’excellentes relations avec mes collègues uniformisés de la détention et les Gendarmes que je rencontre dans le cadre de mes fonctions. Dans mon administration, je suis connu pour être exemplaire et rigoureux, droit, loyal mais capable du « coup de gueule ». Certains collègues m’ont surnommé le « militaire contrarié ». D’ailleurs toute personne m’ayant approché suffisamment de près sait que je suis passé par l’E.N.T.S.O.A. Mais, ce qui étonne toujours, c’est la très faible durée de ce passage. Il semble que j’en parle d’une manière qui pourrait faire penser qu’une carrière est derrière moi. Pourtant, je ne fais que relater les évènements que j’ai décris plus haut.
Des nouvelles du piston.
J’ai eu des nouvelles du piston. Il avait bien eu lieu au moins en tant que tentative. J’ai rencontré le Colonel de réserve, M. D'HASCOOT, qui m’a remis la réponse de l’E.N.T.S.O.A à sa demande écrite de réviser ma situation. Cette lettre est datée du 13/10/1983 :
Mon Colonel,
Par lettre du 07/10/1983, vous avez souhaité que soit réexaminé le cas du jeune Boris HILAREF dont l’admission définitive à l’E.N.T.S.O.A n’a pu être prononcée en raison d’une inaptitude physique (Y5).
J’ai le regret de porter à votre connaissance que je ne suis pas en mesure de répondre favorablement à votre demande.
Les conclusions du médecin ophtalmologique de l’hôpital des armées de BONDAGLES sont formelles. Le jeune HILAREF est déclaré Y5 (faiblesse de l’acuité visuelle).
Cette disposition, conformément aux textes en vigueur –Instruction n 2000/DEF/PMAT/EGB du 21 juin 1978 – l’empêche de souscrire tout engagement au sein des armées et le rend inapte également au service national.
Regrettant de ne pas pouvoir vous donner satisfaction et souhaitant à l’intéressé une totale réussite dans sa nouvelle orientation, je vous prie d’agréer, Mon Colonel, l’expression de mes sentiments dévoués.
 Par ordre : le Chef d’Escadron Lemarquis, Chef d’Etat-major
 
Le service national.
 
Concernant le service national, j’ai effectué une première fois les trois jours et, à l’issue, j’ai été déclaré «apte » et même éligible aux EOR, invitation que j’ai décliné. A l’époque, je n’avais pas terminé mes études universitaires et travaillait pour les financer. J’étais d’accord pour faire mes devoirs militaires sachant qu’ils n’aboutiraient pas à un engagement. Deux mois avant mon incorporation, j’ai été rappelé aux trois jours. Connaissant l’Armée, je me suis persuadé d’une erreur mais que j’ai voulu exploiter pour me dégager de mes obligations militaires, étant encore à l’Université et ne voulant pas perdre mon emploi.
Je me suis rendu de nouveau au centre de sélection de Blois en octobre 1990 avec, cette fois, la notification de dénonciation de contrat de l’E.N.T.S.O.A dont le verso met en évidence le Y5 fatidique. Je me suis mis à part du troupeau et attendu qu’un gradé passe près de moi pour faire part de ma situation particulière. J’espérais au moins qu’un sous-off’ engagé me croise, un Issoirien de préférence. Le temps passait et je risquais de me faire rappeler à l’ordre de me confondre avec la masse qui attendait devant le comptoir de vérification des identités. D’ailleurs, certains jeunes civils commençaient à lorgner vers moi, faisant des commentaires de plus en plus bruyants :
- T’as vu celui-là ? Qu’ess qui fout ?
- Il est abruti ou quoi ? Y va s’faire engueuler !
Un Sergent appelé passa alors devant moi. C’est le plus haut grade que j’ai repéré :
- Maréchal des logis, s’il vous plaît..
Le gus s’est tourné vers moi, surpris et comme abasourdi qu’un civil puisse l’interpeller par son grade exacte.
- Oui…oui ! Qu’y a-t-il ? me demanda-t-il en me regardant de haut en bas.
- Ben, voilà, je suis appelé pour la seconde fois aux trois jours…
- Mais, non, ce n’est pas possible, on n’attend personne dans cette situation.
- Je vous assure, maréchal des logis, que je suis déjà venu il y a deux ans … Voyez j’ai mon coupon d’aptitude et, voici, mon ordre de mission pour aujourd’hui.
- Ah, ben, oui…c’est curieux !?! Avez-vous une pièce d’identité ?
- Oui, naturellement…
Je lui ai tendu ma carte nationale d’identité et mon ordre de mission, remettant mon coupon d’aptitude dans ma pochette dans laquelle j’ai entreposé diplômes et autres documents qui sont demandés aux trois jours.
- Bon, je vais faire une vérif’. Vous m’attendez là…
- Je ne bouge pas, Maréchal des logis
Il passa devant la file d’attente et demanda un contrôle à l’appelé chargé de vérifier les identités. Pendant ce temps là, j’ai sorti mon coupon d’aptitude que j’ai enfoui dans une poche de mon jeans et mis au-dessus de mes papiers de ma pochette la notification de dénonciation de contrat de l’E.N.T.S.O.A.
Il revient :
- Ecoutez, il y a un problème…vous n’apparaissez pas dans l’ordinateur. C’est comme si vous n’étiez jamais venu…
- Ah ! Pourtant, vous avez vu mon coupon d’aptitude !
- Oui, oui, tout a fait. Bon, ce qu’on va faire…vous allez me confier tous vos papiers et je vais voir un officier à l’étage, ok ?
- Tenez, voilà, tout est là.
Et il monta deux à deux les marches des escaliers pour se rendre à l’étage des officiers orienteurs. Dans la file d’attente, les autres me regardaient maintenant d’un autre œil interrogatif. L’un d’eux, sortant légèrement des rangs me lança :
- Dis, tu serais pas entrain d’essayer de te faire réformer par hasard ?
- T’occupes ! Restes donc dans la file avec les autres ! Et oublies-moi! lançais-je et il s'exécuta. Peut-être étais-je doué pour donner des ordres.
Le Sergent revint :
- Bon, j’ai vu le Capitaine. Tout est ok, vous êtes exempté. Il faut juste aller faire un tour chez l’ophtalmo pour qu’il signe le papier !
Nous sommes allés voir l’ophtalmo qui n’a pas voulu signer le papier sans une consultation préalable. Ce faisant, il s’est reculé en arrière dans sa chaise et m’a regardé d’un regard interrogatif. J’ai bien compris que pour lui j’étais bon pour le service, comme son prédécesseur mais pas comme celui de l’E.N.T.S.O.A. Cependant, il examina le dossier complet et, en particulier, la notification de dénonciation de contrat de l’E.N.T.S.O.A. Du coup, son regard s’est apaisé et il déclara :
-Ouais, bon, allez, va pour l’exemption !
Je me suis présenté ensuite devant le Capitaine TOURNEDOT, officier orienteur :
- Mes respects, mon Capitaine ! Tout en mettant en garde à vous.
- Allez, venez vous asseoir, l’ancien ! Bon, dites-moi, pas trop déçu ? En même temps, il tamponna le coupon « propose exempté ».
- Si, quand même, ça n’a pas été simple…
- Et maintenant, que comptez-vous faire ?
- L’Education nationale…Prof ou CPE…je ne sais pas encore…Faut d’abord que je termine mes études…
- L’Education nationale ! Sachez qu’une administration en vaut bien une autre. Allez, vous pouvez rentrer chez vous. Bonne continuation !
- Merci, mon Capitaine ! Bonne journée, mon Capitaine !
- A vous aussi et envoyez-moi le suivant s’il vous plaît !
Retour à Issoire.
Juillet-août 1997, ma compagne de l’époque, Solvène, et moi sommes en vacances en Auvergne. Lors d’une excursion, Solvène conduisant, je remarquais que nous venions de passer la pancarte de la ville d’Issoire :
- Mais, on est à Issoire ?
- Oui, je t’ai fait une surprise ! Comme tu n’arrêtes pas de parler de ton école militaire et vu que nous ne sommes pas loin, j’ai pensé que cela te ferait plaisir d’y retourner  !?!
Une sacrée surprise en vérité. Je ne savais pas que nous étions si proches de l'E.N.T.S.O.A. Je ne tenais plus en place :
- Attends, je vais te montrer la route !
Je n’étais venu à Issoire qu’une seule fois, en 1983. Pourtant, j’ai retrouvé la route de l’école sans me tromper et sans faire de détours inutiles. Comme en 1983, il faisait un temps magnifique, avec un soleil brillant au milieu d’un ciel azur. Enfin, le quartier De Bange…
J’étais émerveillé de me retrouver devant le poste de sécurité. Un garde s’y tenait, magnifique avec son képi bleu ciel. « Sûrement un élève » me disais-je…
A travers la grille, j’ai montré à Solvène la place d’armes, la 11ème et la 13ème compagnie :
- C’est là, au 1er étage, tu vois la fenêtre de gauche… C’était ma chambrée…
J’étais comme un gosse.
- Prends une photo de moi devant l’école ! Recules jusqu’à ce que tu voies tout l’intitulé « E.N.T.S.O.A. ».
Soudainement, ma joie disparut et une peine immense m’envahit. J’eus envie de pleurer. Le planton me regardait. Il m’a souri et fait un pas vers moi comme pour entrer en contact. Il avait compris que j’en avais été…?
- Solvène ! Viens, on s’en va…
- Hein ?
- On s’en va, faut partir d’ici !
Dans la voiture, ayant repris la route, elle me demanda :
- Mais, qu’est-ce que tu as ? Pourquoi tu n’es pas allé parler au garde ? Tu as vu la tête qu’il a fait quand on est parti ?
- Et pour lui dire quoi ? Hein ? Allons-nous en d’Issoire, je ne veux plus parler de ça…

La dissolution de l'E.N.T.S.O.A.
 
14 juillet 1998, devant mon petit écran, je regarde comme de coutume les armées françaises défiler sur les Champs Elysées. Cette année 98, j’entends le commentateur annoncer le dernier défilé des Issoiriens. Dans le cadre de la restructuration des Armées, il avait été décidé de dissoudre l’E.N.T.S.O.A. Après l’épisode de 1997, je pensais revenir devant le quartier De Bange mais, cette fois, préparé avec l’insigne de l’école, mes papiers prouvant que j’ai été élève. Je pensais notamment à une fête de l’école en juin. J’envisageais de pouvoir une nouvelle fois arpenter les allées de l’école… Trop tard !
J'écris ma guéguerre.
2008, je découvre par hasard avec délectation que des anciens ont créé des sites de promotions sur internet. Ces sites sont étayés de nombreuses photos qui me permettent de revivre à travers elles mes souvenirs. Deux déceptions cependant : les anciens de la 21ème promotion ne sont que très faiblement représentés notamment en termes de photos; si les images sont nombreuses, je n’ai pas trouvé de récits d’anciens sur leur vie à l’école.
Il m'est venu alors l'idée de rédiger mes mémoires de ma propre expérience. Tous les évènements sont authentiques. Par contre, j'ai tout anonymé en utilisant des pseudos, même inventé les villes où j'ai habité. Je ne souhaite pas être identifié. Je reste dans l'ombre. Mais là n'est pas l'important.  Les dialogues peuvent avoir été altérés par ma mémoire. De même, si je suis certain des numéros de compagnie, je le suis moins pour ceux des sections. La chronologie des évènements peut être également quelque peu erronée. Enfin, je n'ai pas tout écrit et plein de petites anecdotes ne sont pas rapportées.
Cela fait maintenant 25 ans que j’ai quitté l’E.N.T.S.O.A par la pire manière qui soit. Je n'en veux pas à l'armée envers laquelle je reste fidèle de cœur. Les règles sont les règles. J'ai vécu dans cette école militaire cinq jours extraordinaires dont les souvenirs m'émeuvent encore aujourd'hui, pour ne pas dire qu'ils me font toujours rire. Le sixième jour est le drame de ma vie.
Chaque jour ou presque, j’y pense et il m’arrive fréquemment de fredonner encore des marches militaires. Mais, mon air préféré reste celui chanté par les 2èmes années, s’arrachant les cordes vocales et les poumons. Je les revois encore au milieu des compagnies, avec un pas cadencé impeccable, chanter :
Ils ont traversé le Rhin
Avec Monsieur de Turenne !
Sonnez fifres et tambourins
Ils ont traversé le Rhin !


 Le 04 septembre 2008.

EPILOGUE II
UN NOUVEAU DEPART.
Le déclic.

      Après l'épisode raté devant le quartier De Bange en 1997, la dissolution de l'E.N.T.S.O.A en 1998, bien que des anciens aient créé des sites sur internet, je n'envisageais plus pouvoir revivre mes 16 ans et demi sur site. L'établissement n'avait pas disparu pour autant puisqu'il abrite le 28ème Régiment de Transmission depuis la fermeture de l'Ecole. Et je n'arrivais pas à me décider à contacter l'amicale des anciens élèves. Vu le peu de temps passé à l'E.N.T.S.O.A, je me disais qu'ils n'auraient rien à partager avec moi. Je craignais surtout de revivre une seconde forme d'exclusion. Par contre, je visitais et revisitais les sites pour voir les nouveautés, dont celui de l'amicale, l'A.E.I.T.
En 2010, soit 2 ans après la rédaction de ma guéguerre, je découvre un nouveau site de l'A.E.I.T avec une page dédiée à chaque promotion (merci RDZ!). Je me rends immédiatement sur celle de la 21ème Promotion. Je découvre et télécharge la liste d'entrée de 1983. Mon nom y figure ! C'est le déclic, le choc ! Pour moi, cela signifie que je fais toujours partie de la « famille »...

Le 06/11/2010, j'ose enfin me manifester. J'envoie un mail au secrétaire de l'A.E.I.T :
 
Bonjour à tous.

 Je suis un ancien de la 21ème Promo mais de courte durée : 6 jours (Inapte Y5) mais 6 jours inoubliables si bien que j'en ai écrit mes mémoires (environ 50 pages). J'aimerais vous les envoyer, si cela peut aider à la pérennisation de mémoire de l'école. J'aimerais aussi savoir si je peux adhérer à l'association malgré mon passage écourté à l'E.N.T.S.O.A et de l'armée en dépit de toute ma volonté. Je suis fidèle à mon engagement et si je peux encore servir... Je sais que vous préparez les 50 ans de l'école, si je peux être utile, ce serait avec un immense plaisir. Brièvement, je suis fonctionnaire de l'administration pénitentiaire et j'ai un frère adjudant-chef dans l'Armée de Terre mais il n'est pas passé par notre école. Avec mes sincères salutations que je souhaite fraternelles.
Dès lors, chaque jour, je consulte ma boite mail espérant une réponse mais, non, rien. 2010 cède la place à 2011. Le temps passe et toujours pas de signe des camarades. Au moment où je ne m'y attends plus, un courriel arrive, le 20/04/11 (merci André !):
Bonjour cher camarade Issoirien !
Tout d'abord, je te demande de bien vouloir excuser ce retard énorme dans ma réponse. Ton mail en attente de réponse parce que je devais poser la question en conseil d'administration (c'est la règle en association) et puis le temps passe...
Bien sûr tu fais partie des Issoiriens, ton nom figure toujours dans nos fichiers de la 21ème Promotion. Pour fêter les 50 ans, l'idée court toujours, mais aucune équipe n'a pu être constituée à ce jour. Pourtant, les retrouvailles, colloques, rassemblements sont toujours pleins d'émotions pour nous rappeler nos 16 ans !
Je suis de la 1ère Promotion. Tu peux rejoindre les rangs des anciens élèves, tu peux adhérer si tu veux. Tu seras toujours le bienvenu à Issoire où nous avons des bureaux au quartier De Bange, accueillis et logés par le 28ème RT. Il faut prévenir du passage car nous sommes tous bénévoles. Tu peux aussi nous envoyer tes mémoires. Nous conservons toutes les archives depuis 1998.
Amicalement.
J'explose littéralement de joie comme, en 1983, lorsque j'ai découvert la lettre du Général m'annonçant mon admission. Cette camaraderie militaire, Issoirienne n'est donc pas une légende mais, belle et bien, une réalité! Je me fais alors mille reproches d'être resté en retrait si longtemps. Je ressors le papier à entête de l'E.N.T.S.O.A pour écrire aux camarades. Je leur envoie un exemplaire de mes mémoires et adhère à l'A.E.I.T.
En mai 2011, je reçois ma carte de membre de l'A.E.I.T. Je suis « aux anges »... En septembre 2011, je découvre une convocation à l'assemblée générale de l'amicale pour le 01/10/11 qui va se tenir sur site, au 28ème RT, ex-E.N.T.S.O.A, au quartier De Bange. Je retrouve mes 16 ans et demi... Et, bientôt, les camarades.

Mes 16 ans et demi.

 Le 01/10/11, vers 14h30, je gare ma voiture devant notre école. Je suis stressé. J'espère ne pas être en retard. Il fait un temps magnifique avec un beau ciel azur ensoleillé, comme à mes deux précédentes venues en 1983 et 1997. Le portillon s'ouvre par magie. Le planton me demande de m'identifier et m'invite à rejoindre les anciens au foyer. Il me rappelle de ne pas traverser la place d'armes. Et il a bien fait car l'émotion était si forte que j'aurais pu le faire sans m'en rendre compte. Mes pieds sont lourds. Mon regard se porte machinalement sur le bâtiment de l'horloge : non, évidemment, nos insigne et devise ont cédé la place à celles du 28ème RT. Au loin, je vois des dizaines d'anciens devant le foyer. Mes jambes redeviennent lestes, je ne sens même plus le bitume sous mes chaussures. Je m'envole rejoindre les camarades.
En plus de l'A.G de l'A.E.I.T, il y a le regroupement de la 6ème Promotion. Dans la salle de cinéma, j'oublie mes fonctions actuelles, mon âge. Symboliquement, je suis redevenu l'élève sous-officier que j'ai été. Je savoure chaque instant. Le discours du Colonel du 28ème RT commence par un “bienvenue chez vous” qui me transperce. Après toutes les interventions, nous nous portons au monument aux morts dédié aux anciens élèves pour y déposer une gerbe. Ensuite, je rejoins les camarades de l'amicale dans leurs bureaux prêtés par le 28ème RT. C'est un régal. Je me fais propriété du livre de l'école, du cartable de l'A.E.I.T, de l'insigne de la 21ème Promotion, de la mini pucelle de l'E.N.T.S.O.A.
Je découvre en direct toute l'activité de l'A.E.I.T. Les camarades sont formidables, chaleureux. Certains ont lu ma guéguerre :
- Ah, c'est toi qui as écrit tes mémoires !?! On les a reçues. C'est bien ce que tu as fait. D'autres collègues veulent les lire. Si tu pouvais nous les envoyer par mail.
- pour les sites sur internet ? Ok, mais ce sera une version avec pseudos et totalement anonyme.
Le camarade chargé des livrets scolaires me remet le mien. Il figurait toujours dans la 21ème Promotion. Evidemment, il est réduit en termes d'épaisseur. Mais, j'y trouve ce que je n'avais pas en partant de l'école en 1983 : mon contrat d'engagement. Signé le 04/09/1983, dénoncé par l'Armée 6 jours plus tard. Mais pas pour moi. Pensez ce que vous voulez, lecteurs, mais mon engagement tient toujours ... à vie ! C'est symbolique, voire une illusion. Laissez-moi cette illusion...
Je quitte les bureaux de l'amicale non sans qu'un camarade me demande :
- Tu reviendras ?
- Ooooh que oui ! Si je ne reviens pas c'est que je suis mort.
- Alors, longue vie à toi !
Longue vie à nous tous. Je visite ensuite le musée dédié à l'école au dessus du foyer et arpente les allées de l'établissement. Peu de choses ont changé. Je prends beaucoup de photos. Je suis vraiment sur un nuage. Et, puis, aïe ! L'infirmerie. Là où mon destin a été fixé. Quelques larmes coulent mais rien de comparable à ce que j'ai vécu dans le passé. Ma joie reprend le dessus.
L'heure du départ s'étant approchée, je repasse la grille de notre école. Toute cette peine que j'ai trainée comme un boulet depuis 28 ans a disparu. La boucle du ceinturon est bouclée, comme dirait l'Adjudant Westmore. Un nouveau chapitre s'est ouvert. Et, je sais que je pourrais revenir, amicalement invité par les anciens et par le 28ème RT (merci mon Colonel pour votre bienveillance à notre égard).

Être Issoirien ?

 Question que je pose depuis des années. Il s'agit d'une ouverture d'un débat car je n'ai pas de réponse toute faite. En discutant avec des anciens, nous trouvons étonnants que certains qui, comme moi, ont passé si peu de temps à l'E.N.T.S.O.A, et qui lui vouent presque un “culte”, alors que d'autres ayant fait carrière sous les drapeaux ne répondent pas aux rassemblements. Il s'agit ici d'exemples extrêmes. Ce qui est certain, c'est la marque indélébile que nous portons tous, bonne, mauvaise ou entre-les-deux, de notre passage dans la caserne-école.
Je dirais que “être Issoirien”, c'est un attachement ressenti en chacun d'entre nous à nos 16 ans et demi passés à Issoire, avec ses joies et ses peines. C'est une communauté d'esprit avec l'idée intrinsèque du devoir de mémoire, d'entraide et de revivre ensemble notre adolescence. C'est un retour aux sources, au quartier De Bange, où nous sommes toujours bien accueillis malgré la dissolution de notre école.
J'ai écrit précédemment que l'on me considère comme un “militaire contrarié” et je me suis collé à cette image. Je me trompais. J'étais un “Issoirien contrarié” jusqu'en 2010. Avec les évènements de l'année 2011, et au seuil de 2012, je peux écrire que je suis et resterai simplement un Issoirien. Ma quête est terminée. L'exclusion vécue, et que je me suis affligée par bêtise, pendant 28 ans n'est plus. Aujourd'hui, j'échange avec des camarades sur notre vécu. Je suis membre de l'A.E.I.T et me suis fixé au moins un passage par an au quartier De Bange pour assister ne serait qu'à l'A.G de l'amicale.
Ainsi s'achève l'écriture de mon expérience Issoirienne. J'en appelle à d'autres camarades pour qu'ils passent à la rédaction, pour qu'ils transmettent et partagent leurs propres souvenirs. Les Issoiriens vont disparaître à terme. Pour que nous ne tombions pas dans l'oubli !

 Dédié à tous les Issoiriens.    Le 29/12/2011